Anna Glendinning                                                                                                Jeudi 17 Mai 2001

       TES

 

 

 

Dissertation:

 

Les droits de l'homme: évidence ou problème?

 

 

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            Que l'article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, "tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits" soit, un demi siècle après son adoption, quotidiennement démenti par les faits est une triste réalité: SDF et sans-papiers, femmes vouées à la soumission dans certains pays ou peuples miséreux du Tiers Monde, les exemples abondent à opposer à l'idéal d'universalité dont se réclame le modèle occidental. De sorte que, s'il a le pouvoir de s'imposer dans les instances internationales qu'il contrôle, ce dernier doit souvent faire face à la contestation de minorités qui, en refusant d'adhérer à ses valeurs portent, sur le plan idéologique du moins, un sérieux préjudice à sa prédominance: les droits de l'homme constituent-ils, en somme, une évidence ou un problème? Le principe moral régisseur de nos sociétés modernes, et qui aspire à prendre en charge la "grande famille de l'humanité" trouve-t-il sa légitimité dans la nature, s'imposant par là à l'esprit en certitude absolue, ou définissant au contraire une difficulté d'ordre spéculatif, prête-t-il à discussion?

 

            A quoi renvoie, tout d'abord, le concept de droits de l'homme? Son origine historique, et l'esprit dans lequel il a été élaboré, doivent mettre en lumière dans un premier temps la vocation à l'universalité que lui confère sa seule définition. Toute entière du côté de la réflexion théorique cependant, celle-ci trouve-t-elle une application aussi inconditionnelle dans les faits? La réalité des sociétés humaines n'impose-t-elle pas des limites à cette vision trop européocentriste, annihilant toute croyance en une nature humaine? Quel avenir envisager alors, par-delà les difficultés, pour ces droits relevant d'une histoire universelle?

 

            L'enjeu de notre question est de taille: dans le processus de la constitution d'un vaste "village planétaire", c'est l'ensemble de nos relations à autrui qui se trouve remise en cause; mais, avec lui se pose aussi le problème des relations de pouvoir, à l'heure où un nombre croissant d'instances supra-nationales tentent de redéfinir, à l'échelle cette fois de l'humanité, un nouveau contrat social.

 

 

 

            Il n'y a de droits de l'homme que d'évidents. Le seul statut d'homme suppose, justifie et exige l'octroi de droits. Telle est du moins la vocation universelle que, rédigée dans un élan de révolution populaire et animée par des valeurs humanistes, la Déclaration française de 1789 postule dans son préambule: définissant certes, dans la lignée de l'Habeas Corpus anglais et de la Déclaration d'Indépendance de 1776, les droits de l'individu dans son rapport à la société et à l'Etat, les droits de l'homme, fondés sur les droits prépolitiques revenant à l'homme en vertu de son être propre, ne sont néanmoins pas ceux du seul citoyen.

            Cette distinction soulignée entre l'homme et le citoyen, essentielle à notre problème, mérite éclaircissement: au sens juridique, elle recoupe les notions de droit naturel et de droit positif. Ce dernier institutionnalise la légalité, il définit, par le biais d'une Constitution, l'Etat dans sa spécificité et unit les citoyens autour d'un système de valeurs communes; le droit naturel au contraire, qui résulte de la nature des hommes et de leurs rapports indépendamment de toute législation, opère une subjectivisation de la pensée juridique, au détriment de la nature, jadis la seule référence, et au profit cette fois de la raison. Ces thèmes du positivisme et de la subjectivité juridiques sont des constantes de la philosophie du droit qui s'est construite autour de l'hypothèse d'un état originel de l'homme comme préexistant à toute société. C'est notamment à Hobbes qu'il revient de l'avoir théorisé dans son Léviathan (1651): l'état de nature, qui résulte du jeu des forces individuelles, est un état d'instabilité et de misère où l'homme, soumis aux passions individuelles, "est un loup pour l'homme". Dans cette acception, le droit se confond alors avec la faculté qu'a chacun de lutter pour sa survie; mais c'est ce même instinct de conservation qui, éclairé par la raison, enseignera à l'homme l'utilité des actes bienveillants et l'inconvénient des actes hostiles, en montrant de surcroît la nécessité, pour chacun, de sacrifier sa liberté naturelle afin que cesse "la guerre de tous contre tous". Avec Hobbes en somme, le droit devient un attribut de l'individu, pensé comme conscience de soi autonome et primant sur toute superstructure artificielle et donc secondaire de l'étatique et du culturel.

            Relevant d'une déclaration et non d'une institution, les droits de l'homme, imprescriptibles et inaliénables, incarnent ainsi un droit susceptible de se laisser représenter comme extérieur à l'Etat en lequel ils ne trouvent pas leur source mais qui ne fait que les authentifier. C'est de cette apparente capacité à échapper aux vicissitudes du politique dans le cadre de valeurs supra-étatiques qu'est née l'idée d'une évidence valant pour tous: l'homme doit être au-dessus du citoyen, l'universel au-dessus du particulier, le genre humain enfin, au-dessus de la nation.

            Certes, voilà une fin fixée à l'homme, à l'universel, au genre humain; mais ce standard des droits minima exigibles en raison de notre simple nature part du présupposé que le statut d'homme est dénué d'ambiguités; car sa nature est tout ce qui reste à l'homme une fois abolies les frontières étatiques que nous venons de considérer comme superflues. Or, si les droits de l'homme n'ont de sens que comme universels, l'homme en revanche existe-t-il comme terme générique, le statut d'homme constitue-t-il lui-même d'abord une évidence?

            La réflexion philosophique du XVIIIe siècle et qui est à l'origine de notre débat s'organise il est vrai autour de la notion de nature humaine: alors que l'Eglise, au temps de la colonisation du nouveau monde et postulant que les hommes sont tous des créatures de Dieu, instaure une nouvelle communauté planétaire, les Lumières avancent, à la suite de Descartes dans son Discours sur la méthode, que le monde est gouverné par une raison universelle: considérant l'homme dans sa généralité, "le bon sens [étant] la chose du monde la mieux partagée", le droit naturel moderne devient droit rationnel. Les hommes, par-delà leurs différences, sont pensés comme unis par une qualité les distinguant du monde de la nature: c'est, à l'instar de la notion de perfectibilité de Rousseau et dans une tradition sophiste l'éducation, l'éducabilité de tout homme qui fournit la clé du concept d'humanité. C'est dans ce même esprit que Christian Wolff pose, dans ses Principes du droit de la nature et des gens, les quatre étapes successives de l'élaboration des droits de l'homme en même temps qu'il en justifie l'universalité: définissant a priori l'homme comme une volonté pourvue de raison, soit comme un être dont, à la différence des animaux, les actions sont libres, il détermine ensuite l'obligation morale comme étant ce qui constitue, pour l'homme, la "loi de la nature". C'est de là que découle le principe d'un "droit naturel de l'homme": car si la loi naturelle est préceptive (elle est obligation morale) et prohibitive (elle est interdiction de l'immoral), elle est en toute logique permissive en tant qu'elle donne le droit de faire ce sans quoi il serait impossible de satisfaire à l'obligation morale. "Si la loi de la nature nous oblige à une fin, argue C. Wolff, elle donne aussi le droit aux moyens". Ainsi compris comme la condition de possibilité de l'obéissance à l'obligation morale commune à tout être humain, les droits de l'homme sont uniques, trouvant leur raison suffisante dans l'essence et la nature même de l'homme.

            Voilà donc la thèse de Montaigne qui, exaltant dans ses Essais le mythe du bon sauvage, avait tranché que "la nature ne [créait] que des différences, pas des inégalités" justifiée par la froide rationalité scientifique du siècle des Lumières. Les droits de l'homme, en tant qu'ils sont issus des exigences de la nature elle-même, affirment leur légitimité à l'échelle la plus grande, leur seule existence supposant un caractère évident. Or, l'ambiguité de notre problème ne s'en trouve qu'accentuée: dans un monde déchiré par les inégalités, la contradiction est en effet flagrante entre les objectifs prescrits d'une part, et la réalité atteinte d'autre part. De sorte que si l'évidence est de droit, l'Histoire démontre que le problème que suggère notre sujet est bel et bien de fait.

 

 

 

            Si l'on a accepté, dès la Renaissance, l'existence d'une nature humaine telle une évidence, comment se fait-il qu'il y ait des êtres à qui, à l'instar des barbares de la cité grecque, des Noirs de la traite aux esclaves du XVIIe siècle ou encore des Juifs de l'Allemagne nazie, on a refusé, pendant si longtemps et avec tant de conviction, le statut d'homme? L'apparition tardive des droits de l'homme dans l'histoire de l'humanité fait croire en la difficulté de penser le genre humain, par-delà les différences évidentes d'apparence physique et d'identité culturelle.

            Bien au contraire, tout le paradoxe réside dans le fait que l'époque moderne, qui proclame les droits de l'homme telle une vérité universelle n'en appelle pas moins à renoncer à l'idée d'une nature humaine: le racisme différentialiste, qui a connu son paroxysme avec la logique d'extermination de la solution finale, en envisageant autrui dans son infinie distance, affirme que nous sommes tous tellement différents que l'autre ne peut être considéré que comme une chose, un objet dont il convient de disposer. On reconnait ici, à un degré tout autre bien sûr, le vocable sartrien de la dépossession de soi, de l'aliénation par le regard et la thèse existentialiste qui refuse également une quelconque essence de l'homme: il ne peut en effet y avoir de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir; être historique, l'homme n'a de qualités qu'a posteriori, il n'a d'essence qu'en conséquence d'une expérience individuelle, d'un libre usage de l'existence.

            L'idée d'une nature humaine, et avec elle, celle de quelconques droits naturels de l'homme peut donc être niée, au nom de l'histoire et de la culture, toutes deux constitutives de l'individu, mais ni l'une ni l'autre n'étant universalisable. Car le droit naturel, né d'une réflexion théorique, n'a d'existence juridique que dans le cadre d'une constitution, et relève par là inéluctablement d'une certaine dynamique nationale. Et Hans Kelsen de définir, dans sa Théorie pure du droit, un statut autonome du droit à l'égard de la morale, impliquant au relativisme éthique: le droit naturel étant entièrement fondu dans le positivisme juridique, il ne peut y avoir de définition universelle de la justice, légal et légitime deviennent assimilés. Toute valeur n'est jamais que relative à un système juridique donné: c'est bien de surcroît ce que montre, en dépit de ses aspirations à transcender les données ponctuelles du lieu et de l'époque, la Déclaration du 26 Août 1789, dont l'objectif premier de lutte contre la monarchie absolue de l'Ancien Régime reste très spécifique à la France du XVIIIe siècle. Le changement radical qu'elle introduit dans le système de gestion de l'Etat et la nouvelle société qui en découle ne peuvent alors prétendre trouver leur source dans une quelconque universalisable nature humaine. Certes, en 1789, les Français se prononcent au nom de l'humanité dans son ensemble, et il ne leur est pas difficile de convaincre le reste de l'Europe, qui s'inscrit également dans la tradition de la pensée grecque; mais les droits de l'homme, dont toutes les grandes étapes ont été initiées par des nations occidentales, n'en demeurent pas moins le fruit d'une philosophie profondément européocentriste. Ils apparaissent au moment où émerge l'individu, façonné par des valeurs propres au christianisme et au mode de développement très particulier qu'est le capitalisme; Marx dénoncera d'ailleurs ces droits qui ne sont ceux que du propriétaire: que dire en effet du droit à la propriété dans les sociétés traditionnelles auxquelles l'individu ne peut se soustraire, et quel sens peut bien avoir le droit au travail et à sa rémunération aux yeux de l'homme primitif pour lequel le mobile du profit personnel n'est pas naturel? Les droits de l'homme visant au respect du contrat social doivent, de plus, dans un cadre juridico-politique, garantir les peuples contre les abus de pouvoir, et s'ils sont en droit antérieurs à la société, ils demeurent en fait irréalisables hors d'un Etat de droit. Faut-il alors se résoudre à en exclure les sociétés traditionnelles qui, à l'instar de certaines tribus, ne disposent pas d'institutions juridques pour faire respecter la loi? La vie en société, postule Rousseau dans le Contrat social, est le fruit d'une convention et ne renvoie en rien à une condition naturelle et originaire de l'homme: la réalité des sociétés humaines, diverses dans leurs formes et leurs fonctionnements, pose donc un obstacle de taille à l'universalité des droits de l'homme.

            Il appert à présent que le problème posé par notre sujet est bien réel, tant au niveau de la portée des droits de l'homme que de leur contenu. La question qui exige que l'on choisisse entre l'évidence et le problème nous invite à réfléchir à la fois sur qui peut prétendre bénéficier des droits de l'homme et sur la signification de ceux-ci, d'une complexité sans cesse croissante. Car la loi n'est jamais chose évidente: en témoigne les débats interminables au sujet de la peine de mort, en vigueur dans les nations qui se réclament pourtant le plus fervemment des droits de l'homme; la France jusqu'en 1981, et les Etats-Unis en partie encore aujourd'hui! N'y a-t-il pas une contradiction fondamentale à venger le crime illégal par le meurtre légal? Peut-on, par pure sanction, violer le droit à la vie d'un individu?

            Le problème soulevé par les droits de l'homme semble donc émaner de l'ambiguité du seul concept; car les hommes, s'ils ont une essence commune, n'ont que des opinions divergentes. C'est ainsi que, depuis les événements de la Révolution de juillet 1848 et l'avènement de la pensée sociale-démocrate s'opposent deux philosophies politiques. L'une, libérale, est partisante d'un Etat-minimum, les droits-libertés entretenant la nette séparation de l'Etat et de la société, le premier devant se limiter à garantir l'autonomie de la seconde: les droits de l'homme ne sont alors que l'expression du maximum de possibilités compatibles avec l'existence d'une société. L'autre, socialisante au contraire, prône un Etat-Providence, les droits-créances renvoyant à la capacité de l'Etat de fournir des services, la recherche du bonheur des citoyens justifiant alors un accroissement de son pouvoir.

            Cette équivoque dont souffre l'idée démocratique est révélatrice des difficultés de notre sujet et, à cette étape de notre réflexion, les arguments tangibles nous manquent à avancer en faveur des droits de l'homme: les faits viennent sans cesse contredire la théorie, l'objectif prescrit n'est pas suivi d'effet. La philosophie moderne elle-même refuse à présent l'idée d'une nature humaine sur laquelle se fondent les droits de l'homme, et on voit mal comment un concept qui peine jusqu'à se définir serait universalisable. Peut-être alors Marx avait-il raison, peut-être alors les droits de l'homme ne sont-ils pas transcendants à l'histoire mais ne sont qu'un produit ponctuel dont le problème est appelé à être dépassé. Quel sens en effet, demandait-il aux bien-pensants bourgeois, peut bien avoir le droit à la sûreté et à la propriété quand on ne possède rien et que l'égalité n'est que formelle?

            Peut-on s'en arrêter là cependant? Faut-il devant la difficulté, renoncer à l'idéal égalitaire et légitimer la loi du plus fort comme seule réalité tangible? Notre nature d'êtres moraux, pour peu que nous en ayons une, se révolte à cette idée: d'où la nécessité peut-être de déplacer notre problème pour nous interroger, non plus sur l'origine des droits de l'homme, mais bien plutôt sur leur finalité. La légitimité n'est plus de nature, elle puise sa source dans l'exigence morale.

 

 

 

            La difficulté sur laquelle nous avons buté jusqu'ici semble être liée à une interprétation trop peu nuancée de la question initiale: eussent les droits de l'homme été une évidence, ils n'eussent pas à présent fait l'objet d'un débat aussi épicé d'avis contradictoires. Le problème qu'ils posent est donc bien réel, tant dans leur essence que dans leur existence; or, c'est bien en vertu de celui-ci que l'Assemblée Générale de l'Organisation des Nations Unies proclame, en toute humilité, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme comme un "idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations". En cela, ils donnent un sens à l'idée d'une histoire universelle orientant les diverses sociétés humaines vers une même finalité. La tendance actuelle est à l'uniformisation, à l'internationalisation des modes de production et à l'homogénéisation, encore incomplète, des modes de vie sur le modèle occidental. Certes, on peut refuser cette évolution, et les opposants à la mondialisation sont nombreux: mais l'action ne doit jamais être séparée de la morale qui la précède et, dès lors que l'on adopte les principes nés des nations européennes, naît le devoir d'en respecter les droits.

            Dès lors, les droits de l'homme ne doivent plus êre compris comme contrainte, comme émanant, à l'instar de la critique marxiste, de la volonté impérialiste d'un peuple, voire d'une classe, mais au contraire, tout entiers d'ordre éthique et dépassant ces clivages matériels, ils appellent à être respectés comme soudant l'humanité autour d'un objectif sans doute inaccessible, mais non le moins louable. C'est du reste tout le travail de la philosophie du XVIIIe siècle que d'élaborer un hypothétique état de nature de l'être humain pour définir, dans la réalité de nos sociétés, les principes d'une morale; plus récemment, John Rawls imagine, dans Une Théorie de la Justice, une position originaire dans laquelle les individus prêts à discuter des principes de justice, ignoreraient tout ce qui les différencierait concrètement, ne connaissant ni leurs familles, ni leurs classes sociales, leurs fortunes, leurs races, leurs convictions, leurs aptitudes, pour montrer qu'ils s'accorderaient tous sur le principe fondamental de la liberté individuelle première. Sans doute alors Voltaire eut-il raison de s'élever contre Rousseau au sujet des origines de l'homme, sans doute celui-ci n'a-t-il toujours vécu qu'en interaction avec ses semblables; mais en supposant comme référence un état d'indépendance, nul n'étant par nature soumis à l'autorité d'un autre, cet état de nature, en séparant le légal du légitime, a permis de corriger nombre d'actions humaines. La vérité, disait Platon, se trouve dans l'Idée, et non dans l'illusion dans laquelle nous plonge la réalité. La morale, la justice doivent prévaloir, au risque d'une "désobéissance civile". Car toute pensée ne peut que s'enrichir de paradoxes qu'elle aime à résoudre, et l'humanité, de ce difficile problème qu'elle doit surmonter: l'évolution des droits de l'homme est en effet historique et suit le progrès de l'espèce humaine vers une liberté toujours plus grande. En témoigne la distinction opérée au milieu du XIXe siècle, alors que s'appauvrit une classe ouvrière toujours plus criante, entre les traditionnels droits-libertés et les droits-créances nouvellement définis: celle-ci a certes tâché le concpet d'ambiguité mais, si les droits de l'homme ne prétendent pas enrayer toutes les difficultés et imperfections inhérentes aux sociétés humaines, du moins aspirent-ils au compromis le plus acceptable; la fin, sinon les moyens, est claire: la fin, c'est l'homme lui-même. C'est ainsi que, dans une analyse éclaircissante, Raymond Aron parvient, dans la mesure du possible, à concilier les contradictions à l'oeuvre dans notre sujet: les "objectifs souhaitables" auxquels renvoient les droits-créances, néanmoins problématiques, sont à opposer aux "impératifs catégoriques" que symbolisent les droits-libertés et qui eux relèvent d'une évidence.

            Car peut-on discuter par exemple, au nom de la relativité des cultures, du droit à la vie de tout être humain? Le débat ne porte plus sur des institutions politiques mais bien sur la faculté de conscience, de cette saisie immédiate de soi-même que partagent les hommes, au-delà des frontières qui les séparent; derrière l'enjeu des droits de l'homme se dessine celui de la tolérance. Nous avons vu que certaines thèses relativistes dénonçaient ces droits qu'elles ,jugeaient trop européocentristes: mais la tolérance, les libertés de pensée et d'expression et l'acceptation des différences ne constituent-elles pas un article essentiel de ces mêmes droits? Renoncer aux droits naturels de l'homme, dans une optique à la fois historique et culturelle, rendrait possible tous les abus: car l'Etat de droit s'oppose au totalitarisme en tant qu'il est fondé sur les libertés premières de l'homme; d'où la question réitérée de la pensée philosophique, être tolérant est-ce tolérer l'intolérable?

            On comprend très vite que, si l'on s'en tient à une définition de la tolérance comme l'acceptation inconditionnelle des différences, on aboutit à une aporie. S'inscrivant dans l'ordre moral, la tolérance est tout entière ancrée dans l'exigence éthique du respect de la personne humaine, elle se veut, avec les droits de l'homme, du côté de la raison et de l'universalité. Droits de l'homme et tolérance n'entrent plus alors en contradiction, les premiers ne visant qu'à institutionnaliser les principes de la seconde. Là encore, et pour revenir sur les termes de notre sujet, la tolérance n'est nullement, loin s'en faut, chose évidente; mais c'est une valeur morale universellement reconnue, un défi posé à l'humanité et un idéal vers lequel elle doit tendre.

            De là l'idée enfin que les droits de l'homme proposent à la communauté humaine un guide éthique et non, en principe d'arbitraire et de totalitarisme, un programme d'action. Car si la nature humaine n'existe pas à l'état pur, notre sens moral n'impose-t-il pas qu'on la pense artificiellement? En effet, on acceptera volontiers que nous sommes tous différents les uns des autres, chacun étant marqué d'une individualité propre; on reconnaîtra aussi les écarts liés à l'histoire et à la culture, et on adhérera peut-être même à la suite du XXe siècle aux thèses existentialistes postulant que l'homme n'a aucune essence prédéfinie. Mais on se révoltera tous au souvenir de l'extermination d'un peuple dans son ensemble dans le cadre de la véritable logique d'industrialisation de la mort que fut la Shoah! Peut-être est-ce parce-que, au-delà des différences qui nous séparent, nous partageons tous, en tant qu'hommes, un sens similaire d'arbitrage entre le bien et le mal, l'idée de justice faisant somme-toute, et bien que de manière imparfaite, partie intégrante de notre constitution. Ce que nous sentons être notre droit, nous l'étendons par analogie à autrui: principes d'évaluation critique et de référence éthique, les droits de l'homme ne nous prémunissent contre aucun abus; tout au plus nous offrent-ils la possibilité, avec l'objectivité de la perspective, de juger de l'action des hommes.

 

 

 

            Notre réflexion touche à sa fin, mais le problème qu'elle a pris pour objet demeure, plus grand encore peut-être que l'attention que nous lui avons porté en a souligné l'extrême complexité: il s'agissaiten effet dans un premier temps de s'interroger sur les fondements des droits de l'homme pour comprendre en quoi ceux-ci pouvaient effectivement prétendre à l'évidence. Toutefois, le constat des faits de la réalité qui chaque jour refusent, au nom de critiques diverses, ces droits à des millions d'êtres humains, nous a amenés à considérer la dimension éminemment problématique de notre sujet, que la raison nous pousse à reléguer au rang de rêve.

            C'est cependant sur cette même idée de rêve que, dans un ardent plaidoyer en faveur des droits de l'homme, il conviendrait d'insister avec conviction: l'acte ne doit pas occulter la volonté qui le dirige, ni l'existence, l'essence qui la précède et les problèmes concrets posés temporairement par les droits de l'homme ne signent en rien leur échec définitif sur le plan moral. Au contraire, celui-ci appelle à transcender les difficultés ponctuelles: notre concept central ici doit être perçu comme un idéal vers lequel tendre, un défi qui, lancé à l'humanité, doit l'orienter tout entière vers le progrès et la liberté.

 

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