LA FUITE DU TEMPS par Auréline Ducrocq (terminale s)

 

Retour

 

 

“O temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, suspendez votre cours! Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours ! " Dans cet extrait du Lac, Lamartine exprime son angoisse face au temps qui passe, abordant ainsi une notion très développée dans la littérature occidentale :  la fuite du temps. A l’inverse, il nous arrive de voir le temps s’étirer considérablement, lors d’un sentiment d’ennui  profond, par exemple.

Ainsi il s’agit de s’interroger sur la fuite du temps, et donc d’élaborer une réflexion sur l’éloignement, l’écoulement rapide et l’instabilité de ce changement continuel et irréversible qu’est le temps, par lequel le présent devient passé et l’avenir devient présent.

 

Que signifie alors que le temps fuit ? Quelle est l’origine de cette fuite, et quelles en sont les conséquences pour l’homme ? Le concept de « fuite du temps » n’est-il pas étroitement lié au caractère subjectif du temps ? Enfin, si le temps fuit véritablement, peut-on se soustraire à cette fuite ou ne doit-on pas plutôt adopter une morale nous indiquant comment faire bon usage du temps ?

En somme, il s'agit de s'interroger sur l'ambiguité du temps:  le sentiment de fuite est-il lié à l'essence même du temps ou bien à notre façon de le percevoir?

 

La notion de fuite du temps bouleverse le rapport de l'homme au temps. En effet, l'hypothèse d'un  sentiment de fuite lié à notre perception du temps déboucherait sur un art de vivre par lequel nous ne gaspillerions pas notre temps: un aspect positif de la fuite de temps serait alors envisageable.

 

 

* * *

 

 

Demandons-nous, en premier lieu, ce que recouvre l'expression "fuite du temps" et quelles sont les origines de celle-ci. On peut également s'interroger sur la cause de cette impression de fuite, et sur son resultat: une relation tragique de l'homme à la temporalité.

 

La fuite du temps est un thème souvent développé dans notre littérature.  De manière courante, cette expression désigne l'écoulement rapide du temps.  On retrouve cette notion dès le Moyen-Age, avec Guillaume De Louis qui, dans Vieillesse, se lamente du temps qui passe trop vite: "Le Temps, qui s'en va nuit et jour, Sans repos prendre, sans séjour, Qui nous fuit d'un pas si feutré […] Mais  ne cesse de se mouvoir, Au point qu'on ne peut concevoir Ce que c'est que le temps présent » .  Ces quelques vers illustrent parfaitement cette fuite du temps à laquelle chacun se trouve confronté, et qui a notamment, parmi ses caracteristiques, l'impossiblité de saisir le moment présent.  Ce poème présente également une fuite du temps qui s'effectue sans qu'on ne s'en aperçoive. On a donc bien ici l'image traditionnelle du temps qui se dérobe.

Mais quel sens plus profond se cache sous cette expression si communément employée?  Nous pouvons tout d'abord aborder les différentes significations du mot "temps".  Celui-ci peut désigner, tout d'abord, une période entre un événement antérieur et un évenement postérieur:  la fuite du temps signifierait alors que ce lapse de temps a été trop rapide pour effectuer telle ou telle activité.  De plus, le mot "temps" désigne également une époque déterminée, tel que le "temps des amours" ; ici, l'expression "fuite du temps" prend peu de sens.  Ensuite -et c'est ici que  l'expression prend vraiment son sens- le temps signifie le changement continuel et irréversible par lequel le présent devient le passé et l'avenir le présent.  Ainsi, la fuite du temps désigne un changement dont l'homme est victime, notamment la vieillesse, et qui se déroule de telle manière que l'homme ne l'attendait pas si vite.  Enfin, le temps est le milieu indéfini et homogène dans lequel se déroulent les événements.  Ces nombreuses définitions très différentes laissent déjà pointer une notion complexe aux multiples facettes.  On peut déjà dégager de ces différents sens que l'homme est victime du temps et de ses effets, aveugle devant la rapidité avec laquelle le temps passe.  On note déjà une certaine impuissance de l'homme face au temps.  De plus, précions qu'il existe un dernier sens du mot temps, que les anglais appellent "weather": c'est le temps relatif au climat – orage, soleil, pluie,…-. Notons qu'il est intéressant de découvrir ce sens, très différent des précédents, du terme "temps" car lui aussi dévoile l'impuissance de l'homme face à ce "temps": les êtres vivants sont complètement soumis aux aléas du temps.  Ceci confirme bien que les différentes définitions possèdent cependant un point commun: l'impossible lutte de l'homme contre le temps.

 

Ensuite, on peut remarquer que l'expression " la fuite du temps" est pleine de connotations et de sous-entendus. Tout d'abord, elle présente le temps de manière un peu personnifiée: en effet, celui-ci fuit, se dérobe lorsqu'on tente de le rattraper, s'éloigne de nous de manière discrète (« Qui nous fuit d'un pas si feutré », écrivait Guillaume De Lorris) ; le terme de "fuite" nous donne presque l'image du temps comme un voleur.  Comme dans l'expression "le temps passe vite", la "fuite du temps" implique un temps dont nous ressentons la vitesse comme variable, d'ou le caractère subjectif du temps.  De plus, remarquons que l'expression renferme nombre d'images, toutes négatives: la plus évidente est la mort (précédée par la vieilleisse, guère plus joyeuse) qui nous guette tous au bout du tunnel.  Sachant que notre existence connaîtra une fin, nous sommes angoissés à l'idée de cette fin qui se rapproche, ce qui crée une impression soudaine d'accélération du temps vers l'âge de trente ans.  Cette fuite du temps, parallèle à la mort, a été très développée par de nombreux poètes.  Ronsard, notamment, pleurait dans ses Odes la beauté éphémère de la jeune Cassandre: « Tandis que votre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse: Comme à cette fleur, la vieillesse Fera ternir votre beauté ».  Terme récurrent chez les auteurs épicuriens, la fuite du temps est appréhendée, déplorée pour ses effets devastateurs, et plus particulièrement pour la précarité qu'elle impose à la beauté des jeunes filles.  Mais loin de se réduire à la mort, la fuite du temps signifie également la destruction (chaque année, les glaciers fondent un peu plus, les montagnes s'érosent davantage), l'impuissance de l'homme face à la temporalité.  Certains tentent cependant de lutter contre « ce temps qui passe trop vite »: c'est ainsi qu'âgés de soixante ans, des hommes découvrent les joies de la paternité, espérant, de manière égoiste, oublier leur âge avancé pour "prendre un nouveau départ", mais le temps est invincible, et rattrape bientôt l'homme trop naïf.

 

La "fuite du temps" évoque un temps qui fuit.  Pourtant, de manière objective, le temps "passe", il ne fuit pas.  Chaque année, nous vieillissons d'un an, il n'est jamais arrivé que, le temps fuyant encore plus vite une certaine année, nous vieillissions de deux ans.  Le temps est donc une durée tout à fait objective, thème que nous approfondirons dans une deuxième partie.  Comment se fait-il alors que nous percevions une véritable "fuite du temps" ?

Celle-ci est tout d'abord liée à une simple peur de manquer de temps: manquer de temps pour finir un travail, pour avoir une vie de famille, pour profiter pleinement de sa vie. Ainsi se développe d'ailleurs le phénomène de stress, par lequel les gens ressentent plus fréquemment et plus intensément une fuite du temps.  On peut d'ailleurs se demander si le fait que les gens soient plus stressés de nos jours correspond à une fuite du temps mieux ressentie ; pourtant les gens meurent plus vieux aujourd'hui, d'ou une sorte de paradoxe.  On peut émettre l'hypothèse que le temps est davantage ressenti comme une contrainte de nos jours, avec sans arrêt des échéances à respecter.

Ensuite, on perçoit le temps comme fuyant car l'homme est incapable de le contrôler: nous avons vu que celui-ci est soumis aux aléas du temps, quel que soit le sens de ce dernier. Le temps est insaisissable, il n'est pas matériel, et nous ne pouvons nullement en prendre connaissance: il n'est pas perceptible en tant que phénomène brut.  Quelque chose nous échappant sans cesse est la caractéristique propre de la fuite, et c'est donc ainsi que l'on peut expliquer le fait de parler d'une "fuite du temps".

Enfin, le temps est perçu comme "fuyant" par son évanescence, caractère même du temps : tout bouge, rien ne reste le meme autour de nous.  Selon Héraclite, « nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve » parce que la seconde fois le fleuve aura coulé, l'eau aura changé, est nous aurons nous même changé. Cette notion, appelée « primultimité » par Jankélévitch, donne au temps un aspect particulier:  celui-ci transforme tout autour de nous de telle sorte que chaque deuxième fois est en fait une première fois.  Le temps, entrainant tout autour de nous dans sa course folle, est particulièrement effrayant, impossible à ralentir, à maîtriser.  C'est ainsi que l'homme, dépité, sans moyen face au temps, regarde celui-ci l'emporter à grande allure et en dégage une forte impression que le temps, insaisissable, s'enfuit.  Nous changeons également, à chaque nouvelle expérience, à chaque seconde qui nous vieillit; les trois temps eux-même bougent: tout est futur, présent et passé.  Par la mobilité incessante des choses, des événements et de nous-même, l'évanescence caractérise le temps et fait émerger la perception d'un temps quit fuit. L'homme ressent alors le véritable sentiment d'un temps qui lui échappe ; notons d'ailleurs que le temps semble passer trop vite pour tous puisque pour les anglais, "le temps vole" ("time is flying").  Cette idée de fuite renforce donc l'impuissance de l'homme.

 

Si le temps semble fuir, l'homme n'en  prend cependant pas toujours clairement conscience.  En effet, nous n'avons pas une conscience claire et précise du temps qui passe: vaquant à nos occupations, nous ne nous rendons pas compte que le temps s'écoule, ou plus précisément que nos actions prennent place dans le temps.  Notre conscience ne vit qu'au présent, temps de la réalité ; elle n'a qu'une idée du passé et du futur, et procède alors à une opèration unificatice par laquelle la mémoire retient le passé et l'imagination anticipe sur le futur (lorsqu'on lit, par exemple).  Nous sommes confrontés avec le temps au probleme du référentiel: notre conscience étant dans le même référentiel que le temps, celui-ci est alors immobile par rapport à elle.  Cette difficile prise de conscience de la fuite du temps rend le temps encore plus "traître" pour l'homme, et sa fuite encore plus tragique.  Cependant, notons que certains événements particuliers, tels que la rencontre de quelqu'un que nous n'avions pas vu depuis longtemps ou un moment heureux, nous font réaliser l'écoulement rapide du temps, et le désir parfois de l'arrêter.  Cependant on s'adapte au changement, ce qui montre notre bonne volonté à s'accorder avec la fuite du temps.

Ainsi nous avons vu que le temps, par son évanescence, son aspect insaisissable, son immatérialité, est la marque même de l'impuissance de l'homme, ce qui devoile une relation tragique de l’homme à la temporalité.  La principale caractéristique du temps, son irréversibilité, est la cause essentielle de ce rapport tragique.  En effet, le temps est un flux orienté et irréversible, qui ne se parcourt que dans un sens.  Ainsi, notre vie est également orientée de notre naissance vers notre mort, ce qui explique que notre seule certitude est notre finitude, ce qui rend la fuite du temps particulièrement tragique.  Le temps emporte tout, je ne peux revenir en arrière, je ne peux fixer quoi que ce soit (on retrouve ici la notion de primultimité). L'irréversibilité du temps, c'est le « plus jamais », c'est le « trop tard », ce qui a été est irrévocable.  Le temps perdu ne peut pas se retrouver.  C'est ainsi que naissent regrets, remords, nostalgie,… Il est alors clair qu'on ne peut rien faire contre le temps et ses effets:   Dorian Gray, personnage de Oscar Wilde, est la preuve de cet échec contre le temps:  essayant « d'arreter » le temps, sa fin est tragique.  Mais le plus tragique pour l'homme est la brieveté de sa vie, la certitude de sa mort.  Selon Jankélévitch, nous sommes des "êtres-pour-la-mort". La fuite au temps est tragique car nous allons mourir, et chaque instant nous rapproche de la mort.  Dans Méditation sur la brieveté de la vie, Bossuet met en relief ce phénomère; « J'entre dans la vie pour sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître.  Tous nous appelle à la mort »: constat particulièrement douloureux mais qui évoque la réalité de notre vie.  Ainsi l'homme, regrettant le passé, appréhendant le futur, sentant sa mort se rapprocher, subit la fuite du temps en véritable victime.

 

La fuite du temps prend donc son sens dans la vie de chaque homme.  Le temps qui manque, son caractère insaisissable, son évanescence, mais surtout son irréversibilité qui nous rappelle la brieveté de notre vie, nous effraient. Même si la prise de conscience du temps qui passe est parfois difficile, l'homme entretient alors une relation tragique avec la temporalité.  Mais celle-ci n'est  elle pas également liée à l'ambiguïté du temps, ce changement au caractère particulièrement subjectif?

 

 

* * *

 

 

Si la fuite du temps semble le problème de tous, une question se pose partant: le temps passe, ne fuit pas, de manière objective.  La fuite du temps serait alors liée à notre propre perception du temps.  Mais le temps est-il une grandeur objective commune à tous, ou une valeur particulièrement subjective? Par conséquent, le sentiment de fuite du temps est-il lié à l'essence même du temps ou à notre façon de le percevoir?

 

Le temps est en soi objectif.  Je vis dans ce temps comme autrui, c'est un temps abstrait mais homogène, c'est une réalité qu'indiquent les aiguilles de ma montre. Il est donc commun à tous, il est indépendant de moi.  Le temps apparaît donc comme une référence unique et absolue, unificateur des consciences grâce à un temps scientifique.  Harmonisant les consciences, le temps prend alors un caractère éminemment objectif, la preuve étant que nous n'avons aucune prise sur lui.  Ainsi, le temps passe:  temps et passage sont indissociables.  Il apparaît donc que le temps passe objectivement, indépendament de notre propre perception du temps.  Dans cette perspective, la notion de "fuite du temps" prend peu de sens puisque si le temps passe de manière objective, à la même allure pour tous, il n'y a pas lieu de se le représenter comme quelque chose de fuyant, qui échappe à l'homme. On peut d'ailleurs remarquer que, dans le cas de la mort, la fuite du temps peut paraître objective: la mort est le problème de chacun, et elle semble pour tous -ou presque- arriver trop tôt.  En dehors de ce cas-la, la fuite du temps semble plutôt appartenir au domaine de la subjectivité.

 

Le temps est proprement subjectif.  Si les aiguilles nous indiquent la même heure, je ne vivrai pourtant pas aussi longtemps que certains.  On remarquera qu'il existe différents modes de temporalité ; ainsi nous pouvons développer le thème de l'ennui: il est possible que ce matin, je passe un moment particulièrement magique, et deux heures de ce temps ont alors passé réellement vite.  Pendant ces même deux heures, mon ami attendait dans une salle d'attente chez le médecin, ressentant un ennui profond, ces deux heures se sont étirées et lui ont paru extremement longues.  Ainsi la même durée a été ressentie différement: on découvre donc un aspect psychologique du temps, qui semble être élastique.  Ce temps est donc subjectif.  Si le temps peut s'accélerer ou ralentir, alors la fuite du temps peut elle aussi être freinée ou encouragée, ce qui fait d'elle un concept subjectif..

De plus, la subjectivité de la fuite du temps renvoie à l'ambiguïté  du temps.  L'expérience du temps est celle d'un non-être:  le passé n'est plus, le futur n'est pas encore et le présent a déjà disparu.  On aboutit donc à un paradoxe du temps: celui-ci est à la fois un être et un non-être.  On peut alors se demander si le temps existe véritablement en dehors de notre conscience, ou si c'est le temps qui est dans la conscience.  Ceci nous renvoie au problème de la fuite du temps: est-elle le produit de notre conscience ou une réalité du temps? Les arguments évoqués précédemment en faveur de la subjectivité du temps laissent penser que la fuite du temps est une élaboration de notre esprit.  Parménide, par exemple, affirme que le temps ne peut avoir aucune réalité, il est illusoire du fait qu'il est de l'ordre du multiple et du morcellement. La fuite du temps est alors pure fiction, fruit de l'esprit des hommes.  En effet, imagine-t-on un océan subissant la fuite du temps? Non, car son futur ne lui présente pas le néant ; un siécle ne représente rien pour lui, et la fuite du  temps est alors insignifiante.  C'est précisément parce que le temps disponible à chacun est différent que l'on a défini des échelles temporelles : échelle géologique, échelle humaine…. Elles sont bien la preuve de la subjectivité de la fuite du temps, qui n'affecte pas tout le monde de la même manière (ceci est vrai au sein même du groupe humain, avec l'ennui par exemple). La fuite du temps est donc une manière pour la subjectifivité, pour la conscience, d'appréhender la réel.  Saint-Augustin, dans Les Confessions, illustre cette subjectivité: «  Le temps n'est qu'une extension […..] Il serait surprenant que ce ne soit pas une extension de l'esprit lui-même ». Puis il met en valeur le non-être du temps:  « Dans l'esprit […] coexistent trois opérations:  l'attente, l'attention, le souvenir ».  Le temps n'est pas un tout réel, c'est l'homme qui l'interpréte à sa manière.  La fuite du temps est donc elle aussi une interprétation.

 

Nous avons vu que quelques caractéristiques du temps le présentaient comme une réalité objective.  Cependant l'élasticité du temps, sa fuite qui semble affecter certains plus que d'autres, est la preuve de la subjectivité de la fuite du temps.  Le sentiment de fuite semble alors davantage lié à notre façon de percevoir le temps, plutôt qu'à son essence même.  Le temps étant ce que nous faisons de lui, la notion de fuite du temps débouche alors sur une problématique morale qui renvoie à une sagesse: la fuite du temps est-elle solidaire de notre usage du temps?

 

 

* * *

 

 

Comme l'écrivit Villon dans Les dames du temps jadis, et comme le chanta Brassens, la fuite du temps se manifeste au cours de notre existence, et nous inflige ses effets dévastateurs contre notre gré.  Mais si celle-ci est liée à notre perception du temps, ne doit-on pas plutôt apprendre à faire bon usage du temps? Ne pourrait-on pas alors adopter une sagesse qui nous dévoilerait un aspect positif de la fuite du temps?

 

A la question «  Peut-on se soustraire à la fuite du temps? », la réponse semble être non.  En effet, nous avons vu que le temps, flux orienté et irréversible, nous  même tout droit à la mort.  Eventualité encore plus tragique, Sénèque affirme dans De la brièveté de la vie que « la durée qui nous est accordée s'écoule si vite et si rapidement qu'à  l'exception d'un petit nombre, la vie nous quitte quand nous sommes en train de nous y préparer ».  C'est dans cette perspective-la que, si l'on ne peut se soustraire véritablement à la fuite du temps, on peut envisager de s'en accomoder afin d'en souffrir le moins possible.  Le temps perdu peut sans doute se rattraper, il ne se retrouve jamais:  la fuite du temps faisant naître nombre de sentiments tristes (désir de retour en arrière, regrets, nostalgie,…) auxquels on ne peut remédier, l'homme pourrait alors se réfugier dans une sagesse lui enseignant comment vivre avec la fuite du temps.  La fuite du temps déboucherait alors sur une problématique morale, émettant l'hypothèse que la fuite du temps tient à la manière dont nous faisons usage du temps.

 

Certaines personnes réagissent au temps qui leur échappe par un engoument dans le passé, seule certitude temporelle.  Ces comportements relèvent de la pathologie, comme la dame qui continuait à mettre le couvert pour son fils mort.  Au contraire, loin d'exalter le temps passé de la sorte, certaines philosophies ont permis d'accepter la fuite du temps.

Le Carpe Diem d'Horace, repris par les auteurs épicuriens, prône le moment présent.  Détachés du passé, appréhendant le futur pour son caractère inconnu, les épicuriens souhaitent profiter du moment présent, ne sachant ce que demain leur réserve.  Ronsand, grand adepte du Carpe Diem, écrivit dans son Sonnet pour Hélène:  « Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :  Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie ».  C'est une invitation à la vie, et notamment à l'amour que Ronsand fait ici à Hélène.  Par cette approche du temps, la fuite du temps devient secondaire, minime.  En effet, si l'on savoure chaque moment de notre vie comme le dernier, on ne craint pas que la mort nous retire d'une vie dont on n'aurait pas pleinement profile.  Par cet usage du temps, par l'éloge du moment présent, par une jouïssance de tous les instants, en peut donc minimiser les effets de la fuite du temps.

L'Art nous permet également  de réagir face au temps qui nous échappe.  Ainsi, par l'œuvre littéraire par exemple, l'homme lutte contre le temps: elle est, par son existence, la preuve que celui-ci possède un pouvoir de création.  Par sa trace écrite, elle résiste au temps et fait vivre l'artiste au-delà son existence.  L'homme peut également, à travers l'Art, recréer la continuité originelle du temps: ainsi, il n'est plus livré au temps, mais le maîtise en partie.  On peut donner l'exemple de Proust qui, dans A la recherce du temps perdu, fera du temps perdu une durée d'éternité aboutissant à la joie absolue.  Dans le domaine de l'Art, l'esprit transforme le temps perdu en temps retrouvé ; l'impuissance de l'homme se métamorphose alors en maitrise spirituelle, permettant à celui-ci de prendre une certaine revanche sur la fuite du temps.  Cet usage spécifique du temps permet encore une fois à l'homme d'échapper à l'emprise néfaste du temps.

 

A travers ces deux usages du temps, on remarque qu'il est possible de maitriser la fuite du temps d'un manière relative.  Un dernier usage consisterait tout simplement à ne pas gaspiller son temps (selon le célebre proverbe: « Le temps, c'est de l'argent »), c'est a dire à ne pas gaspiller sa vie.

On constate alors que des sagesses, un art de vivre découlent directement du concept de fuite du temps.  Celle-ci semble nous pousser à profiter de chaque instant, ou pour l'artiste, à réaliser une œuvre pour la postérité.  Il apparaït alors un aspect purement positif de la fuite du temps puisqu'elle nous pousse à agir, et favorise même la création de nouvelles œuvres d'Art.  Ainsi, certaines personnes à la fin de leur vie ressentent le besoin de renouer avec leurs enfants, retourner une dernière fois dans leur pays natal, entreprendre un ultime voyage… Il est alors clair que la fuite du temps a un role moteur éminemment positif.

 

La fuite du temps, bien que dévastatrice, peut être contrebalancée  par des philosophies, des modes de vie relevant d'un art de vivre, et permettant la "revanche" de l'homme sur le temps.  On découvre alors un aspect positif de la fuite du temps qui joue le role de moteur : conscients de notre courte durée de vie, nous cherchons à ne pas gaspiller notre temps précieux. La fuite du temps nous pousse donc à agir.

 

 

* * *

 

 

La fuite du temps est un concept complexe, renfermant l'idée de destruction, de vieilleisse et de mort, et étant la source de la relation tragique de l'homme à la temporalité. La fuite du temps étant liée à notre propre perception  du temps, certains usages de celui-ci, tel que le Carpe Diem, permettent à l'homme de faire face au temps, ce que débouche sur la découverte d'un role moteur de la fuite du temps.

La fuite du temps, notion vaste, phénomène inévitable mais subjectif, est liée à l'ambiguité du temps.  Présentant à la fois des effets dévastateurs et un role moteur, il est difficile de savoir si la fuite du temps est réellement une tragédie en soi pour l'homme.