BAC BLANC 1:

 

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Pourquoi sommes-nous intéressés par le passé?

 

 

 

 

            "...Et cette horloge menaçante qui sonne et qui nous dit: 'souviens-toi!'". Baudelaire nous frappe de ces paroles dans Les Fleurs du Mal: on ne saurait en effet rester insensible à cet impératif du souvenir face au temps qui s'écoule, l'homme luttant sans cesse contre une temporalité qui l'afflige. Or, si on ne peut nier l'existence de ce qui fut en nous, d'où vient l'intérêt ardent, parfois pathologique, que nous portons à une réalité qui n'est plus? Pourquoi, finalement, sommes-nous intéressés par le passé?

            Comment, tout d'abord, le passé demeure-t-il dans la conscience humaine? Comment l'intérêt qu'il suscite se manifeste-t-il à nous? C'et autour de ces deux questions que s'articulera notre réflexion: l'intérêt que nous portons aux événements passés est lié à notre condition même d'êtres humains.

            Il s'agira en dernier lieu d'expliciter la valeur d'un tel intérêt, qui a une double résonance politique et morale: que seraient nos sociétés sans la connaissance de ce que furent celles qui les précédèrent? Avons-nous d'autre choix que de nous intéresser à ce passé qui s'impose à nous?

 

 

 

            Notre sujet part d'un présupposé évident, et qu'il serait inutile de réfuter: le passé pèse indéniablement, et de tout son poids, en nous. Photographies d'enfance, lettres d'un amour passager, costumes, mythes et plats traditionnels sont autant de reliques d'un passé inerte qui tapissent notre quotidienneté. Or, si l'on ne peut que constater une certaine permanence du passé, il convient également d'en souligner le caractère éminemment paradoxal: notre rationalité montre du doigt l'intérêt humain pour une réalité disparue, pour une passé qui, par définition, n'est plus, pour cette somme d'actes inertes déposée, scellée.

            A peine cependant approfondissons-nous ce paradoxe que nous dépassons l'absurdité apparente et découvrons un premier élément d'explication à notre problème: notre nature affective veut en effet que nous chérissions le disparu, la fuite du temps nous étant douloureuse moins par le don nouveau que chaque instant nous apporte que par la perte de tous les moments précieux de notre existence qu'elle occasionne. De là la mélancolie et la nostalgie, l'éloignement conférant au passé une aura séduisante: l'homme aime à se réfugier, loin de l'anxiété face à l'avenir, dans le confort d'un passé d'autant plus doux qu'il est connu. De là également notre désir ardent de lutter contre la temporalité, de retenir le passé en l'étudiant: car, ainsi que nous le montre Maupassant dans son roman Une Vie, l'homme peine à vivre dans le présent, le passé s'immisçant, sans cesse et d'une façon parfois insoutenable, dans le quotidien. Le comportement de Jeanne à la fin de l'oeuvre frôle la pathologie lorsque cette femme, trop vite vieillie par les vicissitudes de l'existence, s'attache à reconstituer jour par jour son passé, avec pour seuls supports, des calendriers jaunis.

            C'est donc d'abord notre nature sentimentale qui nous pousse à nous intéresser au passé, constitutif de notre humanité. L'homlme, irrémédiablement inscrit dans la temporalité, se caractérise par son historicité: de là par conséquent le rôle prépondérant de la mémoire, dans laquelle Bergson voit d'ailleurs une des caractéristiques fondamentales de la conscience humaine et qui accorde à l'homme sa supériorité sur l'animal, ce dernier étant dépourvu d'histoire. Car être, c'est avoir été, vivre, c'est avoir vécu: on retrouve ici la notion de perfectibilité de Rousseau, l'homme se bâtissant à partir de son passé, les générations nouvelles cumulant toujours le travail de leurs ancêtres.

            Il découle donc de cette première partie que nous n'avons d'autre choix que de nous intéresser à notre passé, auquel nous sommes liés par des liens affectifs. La nuance dans l'intitulé du sujet, formulé à la voix passive, est à cet égard tout-à-fait révélatrice: ce n'est pas que nous nous intéressons librement au passé, mais bel et bien que nous sommes intéressés par le passé, ou qu'il s'agit là d'une exigence de notre condition. Toutefois, si l'homme, à l'instar de tout être vivant, est voué à l'historicité, il se démarque également au sein de la nature par son historialité, soit par la capacité à être lui-même l'auteur de sa propre histoire. Surgissent alors des raisons quelque peu plus intellectuelles à notre intérêt pour le passé.

 

 

 

            Si le coeur humain est affecté par une temporalité inéluctable, la brillante raison ne tarde pas cependant à prendre le relais du sentiment. C'est ainsi que l'Histoire, en tant que science humaine, naît en Grèce au Ve siècle avant Jésus-Christ avec Hérodote: il s'agit dès lors de démystifier le passé, d'en ôter mythes, légendes et épopées.

            Car ar la connaissance rationelle qu'elle offre du passé, l'Histoire a pour vocation de donner un sens, une valeur à l'action humaine, en assurant l'individu de ce qu'il apporte à cette vaste collectivité qu'est l'humanité.

            Vivre dans le seul présent, collés à la réalité, ne nous donne aucun moyen de le comprendre, l'objectivité exigeant en effet une distance fondamentale entre le sujet étudiant et l'objet étudié. Selon le principe scientifique simple de la causalité, qui est une relation de temporalité, le passé est la condition sine qua non de la compréhension du présent: notre évolution doit sans cesse être rapportée à nos racines originelles.

            Comprendre le présent pour mieux le vivre, telle semble être l'explication la plus rationnelle de notre intérêt pour le passé. C'est en effet ce que nous enseigne l'idée de leçons de l'Histoire, l'homme scrutant le passé en temps de crise, à la recherche de modèles qu'il pourrait appliquer au présent. Passé et présent sont alors intimement liés, l'un recoupe l'autre et tous deux s'associent en force dynamique qui nous achemine vers le futur.

            C'est pourtant encore la raison qui place un doute à l'endroit de cet intérêt pour le passé. Marx et hegel mettent tous deux en évidence le caractère illusoire de cette théorie selonj laquelle le passé aurait quelque pouvoir sur le présent: la seule leçon que l'on puisse tirer des événements passés, postulent-ils, est bien ce fait qu'il n'y a pas de leçon en Histoire. Trop enlisés dans le passé, nous réduisons notre capacité à agir dans le présent, et nous nous exposons même au ridicule de la farce. On découvre alors des limites très nettes à la légitimité de notre intérêt pour le passé: les critiques adressées à la scientificité de l'Histoire sont nombreuses et l'imprévisibilité irréductible face à l'avenir que nous venons de mettre en évidence demeure une tare majeure. Pourquoi diantre s'intéresser au passé si celui-ci ne nous assure, au mieux, qu'une évaluation inadéquate du présent et une incertitude fondamentale face au futur?

            Au total, la persistance en nous du passé nous est apparue comme destructrice: sur le plan affectif, la nostalgie des moments heureux d'antan fait nénamoins naître en nous un sentiment de tristesse dans le présent, qui est alors la dimension de l'insatisfaction; sur le plan intellectuel, une mauvaise gestion du passé peur s'avérer être un handicap à l'action présente. Le paradoxe caractérisant notre intérêt pourtant fervent pour le passé se renforce alors: celui-ci est-il véritablement dénué de toute valeur?

 

 

 

            Il a été dit que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Pourquoi, alors, cet intérêt continuel de l'homme civilisé pour son passé? A présent qu'ont été explicitées les modalités d'un tel intérêt, la question se pose plus que jamais de savoir s'il convient de le réduire à un certain masochisme de l'être humain.

            Certes, le passé est le plus souvent regrettable, et le temps de l'en-soi, selon Sartre, s'opoose radicalement à la liberté. La volonté y trouve en effet ses limites, ne pouvant faire que ce qui a été ne seoit plus, et il conviendrait au contraire d'agir dans le présent, de s'engager dans un futur qui, existant pour nous sur le mode du pour-soi, dépendrait entièrement de nous.

            Mais l'homme demeure incapable d'oublier, le passé s'immisçant, nous l'avons vu, dans la vie présente, et ce à notre insu. Du reste, sans la permanence en nous du passé, le futur ne serait-il pas dépourvu de toute valuer? Revenons sur le problème des leçons de l'Histoire et sur les thèses marxiste et hégélienne dont une interprétation doit être formulée avec soin, en écartant une vision trop radicale, un ton trop péremptoire. En effet, aucun des deux auteurs ne nie le poids du passé, Marx le comparant à la langue maternelle d'un individu apprenant une langue étrangère, métaphore du présent; le passé nous forge. Ce qu'ils affirment cependant, c'est la nécessité d'assimiler un tel passé pour s'en détacher ensuite, de prendre nos distances par rapport à lui pour inventer après des solutions nouvelles, adéquates, au présent. Le grand homme en Histoire n'est alors que celui ayant su faire coincider sa propre passion personnelle, empreinte des éléments du passé, avec les nécessités présentes d'une époque.

            Ce pouvoir de s'arracher au déterminisme du passé, de saisir le moment opportun pour être l'auteur de sa propre histoire est alors le premier signe de cette formidable capacité d'invention qui caractérise l'être humain.

            L'Histoire, forme suprême de notre intérêt pour le passé, est alors ce par quoi les hommes accomplissent de grandes oeuvres. Alquié, dans son Désir d'éternité, voit dans le refus de la temporalité et l'attachement pathologique au passé la source des passions; or, Hegel ne vit-il pas justement dans celels-ci le moteur de l'Histoire, ou même l'inspiration derrière les chefs-d'oeuvre artistiques? Sur un ton beaucoup plus cynique, on peut citer également l'exemple du cataclysme de la seconde guerre mondiale avec au premier plan le génocide juif d'Auschwitz: c'est précisément parce qu'un tel événement n'a pas été oublié qu'une prise de conscience a pu être effectuée, et qui a pris forme notamment dans les procès de Nuremberg. Si le passé ne pourra jamais être effacé, du moins aura-t-il quelque valeur morale sur le présent.

            La connaissance du passé, en dépit des formes douloureuses qu'elle revêt parfois, nous oblige donc à affronter la réalité en face. Le présent n'a de valeur qu'en comparaison avec le passé. La prise de conscience de ce qui fut est la condition d'accès à un bonheur authentique: c'est au passé qu'il revient de mettre en lumière le progrès humain et de valider l'hypothèse nécessaire et légitime d'un sens de l'Histoire.

           

            Pourquoi, somme-toute, sommes-nous intéressés par le passé? Le problème était de mettre en évidence les fondements, les modalités et les valeurs d'un tel inérêt. On a ainsi pu partir d'un premier constat de la présence du passé en chacun de nous et de ses manifestations à notre conscience pour conclure quant au lien inévitable entre le goût du passé et la condition humaine. C'est parce que l'homme est un être historique, inscrit dans la temporalité, que le passé lui est sans cesse réminiscent. Ce lien d'abord affectif se découvre ensuite une raison dans l'esprit, le sens de ce que nous sommes étant suspendu à ce que nous fûmes.

            Il convient donc d'affirmer en dernier lieu la valeur éminemment créatrice de l'intérêt que nous portons au passé: au-delà de l'absurdité de prétendre retracer avec exactitude ce qui n'est déjà plus, on comprend que la connaissance historique exprime davantage le sujet présent que l'objet passé.