David Glendinning

HDE, conférence de M. Pignerol

 

Théorie de la justice

John Rawls

Oxford University Press, 1971

 

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John Rawls est professeur de philosophie, titulaire de la chaire James Bryant Conant, emeritus, à l'université de Harvard. Né en 1921, il publie son ouvrage le plus connu, Théorie de la justice, en 1971.

            Cet ouvrage est sans doute l'un des plus ambitieux et des plus importants de la philosophie sociale de la deuxième moitié du vingtième siècle. En effet, il vise à montrer quels sont les principes de la justice sociale et pourquoi ils ne peuvent être satisfaits que dans une société libérale qui redistribue en partie les revenus et les richesses au profit des membres les plus désavantagés de la société. Pour ce faire, John Rawls se situe dans la tradition des théoriciens du contrat social, et prétend en particulier prolonger la théorie kantienne.

            L'objectif est donc double: concilier la liberté au sens moderne du terme, tel que le définit le libéralisme politique, et l'exigence d'égalité - c'est la justice comme équité ; d'autre part, définir des principes qui soient suffisamment indépendants de toute doctrine philosophique "compréhensive", de façon à penser le pluralisme des sociétés démocratiques.

 

 

 

Analyse

 

I. La théorie

 

            La justice en tant qu'équité   

 

            La justice est la première vertu d'une institution sociale, de même que la vérité l'est pour un système de pensée. En effet, c'est elle qui règle le problème de la distribution des obligations et des bénéfices créés par la coopération sociale, étant admis que la vie en société crée des avantages mutuels pour ses participants ainsi que des conflits au sujet de la répartition de ces bénéfices. Une conception publique de la justice a pour postulat de base que les individus ont des intérêts propres, mais qu'ils admettent la nécessité de s'accorder, d'une part sur leurs droits et devoirs respectifs, d'autre part sur la distibution des avantages communs. La conception de la justice que l'on adopte affecte la bonne coordination, l'efficacité et la stabilité de la vie en société. On peut admettre en première instance qu'une conception de la justice donnée est supérieure à une autre lorsque ses conséquences annexes sont préférables.

            De fait, le premier objet de la justice est la structure de la société. Elle doit ainsi régler le fonctionnement constitutionnel de la société ainsi que celui des principales institutions économiques et sociales. Ainsi le concept de justice est le rôle de principes fondamentaux dans l'assignation des droits et devoirs et la définition de la distribution des avantages sociaux. La conception de la justice est l'interprétation que l'on fait de ce rôle. Cette définition de la justice a deux limites: d'une part, elle s'applique à une société fermée, ne prenant pas en compte les relations internationales ; d'autre part, elle implique que les individus se conforment aux principes posés, et ne prend donc pas en compte le problème de la désobéissance.

            La théorie de la justice de Rawls généralise et pousse plus loin dans l'abstraction la théorie du contrat social telle qu'on la connait avec Locke, Rousseau ou encore Kant. De fait, le contrat originel n'implique pas de type de gouvernement ou de société particuliers, et ne concerne que les structures de base de la vie en société. La conception de la justice retenue est celle de l'équité: les principes de justice sont ceux que des individus libres et rationnels, et motivés par leurs intérêts particuliers, accepteraient dans une situation originelle d'égalité pour régler les conditions de leur association. Le concept de situation originelle correspond à l'état de nature dans la théorie du contrat social traditionnelle. La métaphore du voile d'ignorance est symbolique de cette situation d'égalité originelle et de l'importance du libre-choix rationnel, au sens de l'homo oeconomicus de la science économique. Selon Rawls, des individus dans cette situation choisiraient deux principes: les individus sont égaux en ce qui concerne les droits et devoirs fondamentaux ; les inégalités économiques et sociales ne sont justes que lorsqu'il en résulte des bénéfices compensatoires pour tout le monde. La justice en tant qu'équité est constituée de deux parties: l'interprétation de la situation originelle et du problème de choix posé ; et le système de principes qui en découlerait.

            La métaphore du voile d'ignorance dans la situation originelle peut sembler quelque peu futile, cependant elle présente l'avantage de représenter l'ensemble de conditions que nous sommes prêts à accepter en fait. Ainsi la métaphore peut être tournée dans l'autre sens: on peut partir d'une conception donnée de la justice, et l'analyser jusqu'à remonter aux conditions et principes fondamentaux. La métaphore du voile d'ignorance nous fournit ainsi un outil utile pour analyser nos objectifs de justice.

            La justice en tant qu'équité s'oppose à la tradition utilitariste: elle est déontologique, et non pas téléologique, en cela qu'elle ne fait pas la distinction entre la fin et les moyens. Ainsi, l'équité implique de ne pas sacrifier le droit au nom du bien. Si la tradition utilitariste s'accorde avec la justice en tant qu'équité sur la nécessité d'établir des droits fondamentaux, c'est parce qu'elle y perçoit une utilité sociale concrète. La différence de raisonnement tient à ce que l'utilitarisme applique un raisonnement de type individuel-rationnel à l'échelle de la société, alors que la justice en tant qu'équité est individualiste, puisqu'elle n'accepte pas d'office le sacrifice d'un individu au nom de la collectivité.

            L'intuitionnisme est la doctrine selon laquelle il existerait une famille incompressible de principes fondamentaux entre lesquels il faut choisir une formule de compromis de façon intuitive, selon notre sentiment subjectif de justice. Pour éviter de devoir opérer des choix par le biais de l'intuition, les utilitaristes croient qu'au bout du compte il n'existe qu'un principe qui puisse systématiser nos jugements. Une autre possibilité pour établir un ordre de priorités serait d'établir un ordre lexicographique des principes prioritaires, où ils seraient examinés tour à tour, une fois le problème posé par le principe supérieur résolu.

            En dernière instance, cependant, les jugements concernant les principes fondamentaux de la justice restent soumis aux limitations de notre sensibilité morale. Une théorie de la justice doit fournir un cadre qui puisse guider et faciliter ces jugements moraux, inévitablement intuitifs.

 

 

            Les principes de la justice

 

            Il faut tout d'abord opérer une distinction entre les principes qui s'appliquent aux institutions publiques, et ceux qui s'appliquent aux individus dans des circonstances particulières. Une institution peut être comprise de deux manières: soit comme abstraction, soit comme réalisation concrète des actions spécifiées par les règles de l'institution. Une institution est un système de règles publiques en cela que les individus doivent en connaître les règles comme si elles étaient le fruit d'un accord contractuel entre eux. Ainsi il ne faut pas confondre les règles constitutives d'une institution avec les stratégies individuelles qui peuvent légitimement être mises en oeuvre pour en tirer le meilleur parti. L'institution se situe sur une échelle entre la règle unique et la constitution fondamentale de la société. En cela, on peut l'évaluer dans un contexte plus large ou plus étroit. La justice formelle est le respect de la lettre du système. De fait, la légitimité de la justice formelle dépend de la justesse et de la légitimité intrinsèques des institutions.

            On peut établir deux principes fondamentaux de la justice des institutions publiques[1]: (1) chacun doit avoir un droit égal au maximum de libertés fondamentales qui soit compatible avec l'octroi de ces mêmes libertés à autrui ; (2) les inégalités sociales et économiques ne doivent être tolérées que si elles profitent à tout le monde et si elles résultent d'opportunités socio-professionnelles ouvertes à tous. On peut comprendre les libertés fondamentales au sens classique des libertés politiques des Lumières (liberté de pensée, de conscience, de parole...). Pour Rawls, il est crucial que le premier principe soit prioritaire par rapport au second. Le premier principe requiert simplement que les règles qui fixent les libertés fondamentales s'appliquent sans discrimination et laissent à l'individu le maximum de liberté qui soit compatible avec le respect de la liberté d'autrui.

            Le deuxième principe doit être appliqué dans une perspective d'égalite démocratique. Plus que l'égalité formelle, cette interprétation stipule que les plus favorisés ne doivent pouvoir améliorer leur situation que si une telle amélioration profite aussi aux plus défavorisés. Le corollaire de cette interprétation est le principe de différence: à moins qu'il existe une distribution inégalitaire qui profite à tous, une distribution égalitaire doit être préférée. On peut par exemple tolérer qu'un entrepreneur s'enrichisse plus que les autres individus si son activité profite aussi aux ouvriers non-qualifiés et à la société en général. Il est à noter que ce principe de différence peut admettre une baisse du niveau de vie des individus favorisés lorsque la structure sociale est injuste.

            Le principe d'égalité des opportunités peut être appliqué grâce à la justice procédurale pure. Ainsi, on ne se préoccupe pas du résultat de la distribution, mais seulement de l'équité du mécanisme. Les deux principes fondamentaux cités ci-dessus n'interprètent donc pas la justice distributive en tant que justice allocative.

            Pour appliquer les deux principes de justice à la structure sociale, il faut cependant définir certains critères empiriques. Ainsi la mesure de l'utilité pose-t-elle problème. On ne peut admettre, comme les utilitaristes, une mesure cardinale de l'utilité. Le principe de différence nécessite seulement une mesure ordinale, qui peut être faite en fonction des biens sociaux fondamentaux qui ne sont pas fixés par le premier principe: les droits et prérogatives liés à l'autorité, le revenu et la fortune. De fait, il faut se satisfaire d'une comparaison des moyens qu'ont les hommes d'atteindre leurs buts respectifs, étant entendu que la justice ne doit pas opérer de jugement a priori des objectifs personnels d'individus responsables et rationnels.

            La comparaison qui permet d'évaluer l'application des deux principes de justice se fait entre des individus représentatifs des situations particulières possibles dans la structure sociale en question. Ainsi, chaque individu a deux positions pertinentes aux yeux de la justice: la citoyenneté - où chacun doit être égal - et la position définie par la distribution du revenu et de la richesse. Autant que cela est possible, la structure sociale doit être évaluée en regard à la position citoyenne, c'est à dire au respect de l'égale liberté et de l'égalité des opportunités. Quant aux différences de positions résultant d'inégalités socio-économiques, elles doivent être comparées à la capacité de la structure sociale de compenser les plus défavorisés pour leur infériorité originelle, qu'elle soit sociale ou culturelle.

            L'idée sous-jacente est que personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ou sa position de départ favorable dans la société. Mais, il n'est pas non plus raisonnable de tenter de nier ces inégalités. Plutôt, la structure sociale fondamentale doit faire en sorte que ces différences jouent dans un sens qui améliore la situation des plus défavorisés. De fait la distribution naturelle n'est ni juste ni injuste. Ce qui peut l'être, c'est la manière dont les institutions gèrent ces différences naturelles. Selon le principe de différence, cette compensation des plus défavorisés est tout à fait équitable, puisque les plus favorisés ont déjà été compensés par les données naturelles. Ainsi y a-t-il une réciprocité dans la distribution des avantages. Finalement, le principe de différence est une interprétation de l'idéal de fraternité.

            Quant aux principes qui s'appliquent aux comportements individuels, on peut les diviser en deux catégories: le principe d'équité, qui résulte d'une obligation que contracte l'individu lorsqu'il profite d'une faveur, explicitement ou tacitement ; les devoirs naturels, qui sont liés à la condition humaine, tels que le devoir d'assistance à personne en danger, ou le devoir ne pas blesser autrui.

 

 

 

II. Les institutions

 

            Pour aller plus loin que la situation originelle, il faut voir comment les deux principes de justice s'appliquent à la réalité, ou à un régime donné. De fait, il faut poser trois types de questions pour juger de la justice d'un régime ou d'une société: la législation et les politiques sociales sont-elles justes ; quels sont les mécanismes constitutionnels pour régler les différents ; quelles sont les justifications et les limites du devoir et des obligations politiques?

 

 

            Le premier principe: L'égale liberté

 

            Le principe le plus important est celui de liberté. C'est lui qui doit être satisfait en priorité par la structure de base d'une société: c'est le premier principe de justice. Il faut aussi insister sur le fait que les libertés fondamentales font système, et qu'ainsi la valeur d'une liberté fondamentale dépend du respect des autres. Quand il s'agit d'enfreindre au respect absolu de ces libertés fondamentales, il faut faire la différence entre la régulation et la restriction. Ainsi le besoin de régulation impose sans doute des limitations, mais celles-ci ne sont acceptables que lorsqu'elles sont imposées au nom de la liberté elle-même.

            L'égale liberté de conscience illustre bien l'importance du principe général. En effet, un citoyen ne peut compromettre ses croyances morales, philosophiques ou religieuses au nom d'un bien commun supérieur. De même, il ne pourra accepter de renoncer à ses croyances en échange de biens économiques ou sociaux. Le principe d'égale liberté de conscience respecte donc le fait que tout le monde n'a pas les mêmes croyances et que la justice doit s'appliquer à tout le monde équitablement.

            La conséquence de ce principe d'égale liberté de conscience est donc un régime qui garantisse le maximum de liberté de pensée et de croyance, bien que cette liberté puisse être régulée par l'Etat au nom de l'ordre public et de la sécurité. Il est bien entendu que certaines sectes doivent être interdites. Le problème épineux des partis politiques rejetant la démocratie relève aussi de ce principe de tolérance: il importe sans doute de tolérer la différence d'opinion tant que cela ne remet pas en cause la liberté de tout un chacun. Cependant, cela ne veut pas dire que l'Etat soit apte à prononcer des jugements de valeur concernant le domaine moral ou religieux ; la sphère morale ne rentre pas dans son champ de compétence. Ainsi l'Etat laïque omnipotent, du type révolutionnaire, est rejeté. De plus, les limitations imposées ne doivent l'être que lorsque c'est la liberté elle-même qui est menacée. Le principe de tolérance interdit donc les limitations d'inspiration théologique, telles que celles qu'imposèrent les puritains.

            Le principe d'égale liberté s'applique concrètement au niveau du système politique et de la constitution qui le définit. Dans ce contexte politique, le principe est celui d'égale participation: les citoyens doivent avoir un droit égal à prendre part au processus législatif. Finalement, il apparait que le régime qui satisfait le mieux le principe d'égale liberté est la démocratie constitutionnelle-représentative. Ayant établi la nature du régime, il faut encore résoudre certains problèmes épineux, tels que le mode de scrutin et le découpage des circonscription électorales. La résolution concrète de ces problèmes conditionne la valeur effective pour les citoyens, et particulièrement les plus défavorisés, de leur droit de participation. Quant aux limitations à ce principe d'égale participation, une fois de plus elles doivent se faire au nom de la liberté elle-même: l'argument de Mill en faveur du suffrage inégalitaire donnant plus de voix aux plus éduqués est recevable - en principe - puisque selon lui c'est dans l'intérêt-même de ceux qui sont ainsi lésés au niveau électoral. C'est l'argument classique en faveur du suffrage censitaire.

            Finalement, pour assurer le respect du principe d'égale liberté, il importe que l'on se situe dans le cadre d'un Etat de droit. Concrètement, la justice doit être appliquée de manière impartiale et régulière, et donc équitable. Certains principes de justice bien connus doivent être respectés, tels que l'application uniforme des lois par les juges ou le refus de condamner sans législation (ce qui interdit la rétroactivité en matière pénale). De fait, le droit doit protéger la liberté, en établissant un cadre public dans lequel les citoyens peuvent agir librement. C'est la thèse de Hobbes qui est ainsi vérifiée.

            On en arrive ainsi à une reformulation du premier principe de justice: chacun doit avoir un droit égal au système maximal de libertés fondamentales qui soit compatible avec l'octroi d'un tel système de libertés à autrui. La règle de priorité de la liberté stipule qu'une restriction égalitaire - qui s'applique à tout le monde - d'une liberté n'est acceptable que lorsqu'elle renforce le système de libertés dans son ensemble, et qu'une restriction inégalitaire d'une liberté ne doit être tolérée que si elle profite à ceux qui ont le moins de liberté. L'application de la justice en tant qu'équité rejoint ainsi la notion d'autonomie élaborée par Kant: les choix fondamentaux doivent se faire du point de vue d'un individu libéré de tout conditionnement social ou historique et raisonnant de manière rationnelle.

 

 

            Le deuxième principe: la fonction de distribution

 

            Ayant explicité les implications du premier principe de justice, il s'agit d'examiner certaines caractéristiques des institutions qui réalisent le deuxième principe, dans le cadre de l'Etat moderne.

            Les principes de justice ne peuvent se concevoir indépendamment de leur impact en matière de politique économique, puisque l'effet cumulé de la législation économique et sociale est de déterminer la structure sociale fondamentale. Ainsi le système économique et social influe sur ce que peuvent désirer les citoyens. Cependant, les principes de justice posent une limite à l'étendue de ces désirs individuels, et la justice en tant qu'équité n'est plus alors à la merci de la conjoncture économique et sociale. L'idée fondamentale est d'expliquer le bien-fondé des activités institutionnelles, communautaires ou associatives par une conception de la justice qui ait une base théorique individualiste.

            L'économie politique traite principalement du secteur public et institutionnel de l'économie. Un des problèmes fondamentaux est celui des biens publics. Ceux-ci ont deux caractéristiques: ils sont indivisibles et publics par nature. Le phare en est l'exemple courant. L'Etat se doit d'en assumer la charge pour résoudre le problème d'isolation, où le bien public en question n'existerait pas si chaque individu rationnel prenait ses décisions indépendamment des autres individus. Le problème d'assurance est celui de vérifier que chacun fasse bien sa part dans une convention collective - ce problème est aussi appelé le comportement du "passager clandestin" (Solow) en théorie économique. Si ces deux problèmes sont centraux, la théorie de la justice n'opère pas de choix entre socialisme et capitalisme: chacun des deux systèmes peut résoudre ces problèmes et respecter ainsi les principes de justice.

            Le problème de la justice distributive dépend du choix d'un système social. Celui-ci doit être compatible avec la justice formelle, en cela qu'il doit déterminer une procédure dont on puisse accepter le résultat, quel qu'il soit. Ce système social peut en principe être socialiste ou libéral. Cependant, il est impossible de ne pas recourir au marché puisque le système exclut la remise en cause de ses principes de manière conjoncturelle, ce qui rend difficile la planification, et que l'on part du présupposé qu'il y a une limite à l'étendue des motivations sociales et altruistes.

            Un autre problème ayant un rapport avec la distribution des biens économiques et sociaux est celui de la justice intergénérationnelle. Dans quelle mesure la présente génération doit-elle épargner pour la suivante, pour lui assurer une situation équitable à la naissance ? De fait, l'objectif principal dans l'application du principe de différence est le bien-être à long-terme, sur plusieurs générations, des plus démunis. Ainsi, il est peu probable que l'égalité parfaite entre les citoyens soit la solution la plus juste. Il faut résoudre le problème en établissant un principe d'épargne juste, qui rende possible la réalisation complète des institutions équitables et de l'égale liberté. En choisissant un principe d'épargne dans la situation originelle, on suppose que les participants n'ont pas de préférence temporelle. Dans le cas de la société, la préférence temporelle n'est pas simplement irrationnelle, comme au niveau de l'individu, elle est injuste: elle implique que le futur soit dévalorisé au profit des contemporains.

 

 

 

éléments de critique

 

            Robert Nozick a élaboré l'antithèse de la Théorie de la justice[2]: seul un Etat minimal, qui se contente d'assurer les fonctions de défense et de police, est moralement justifiable ; et la justice distributive est satisfaite dès lors que l'individu a droit à sa propriété, c'est à dire lorsqu'elle est le fruit de son travail ou d'un échange légal avec quelqu'un qui y avait droit.

            Nozick a fait une critique systématique de la Théorie de la justice. Sa première remarque critique concerne la problématique de la justice distributive: s'il s'agit de distribuer le produit total de la société, plutôt que le simple surplus de cette production par rapport à la production hors du cadre social, comment peut-il être juste que certaines personnes reçoivent moins que si elles avaient travaillé pour elles-mêmes ? En effet, pourquoi la coopération sociale est-elle un problème pour la justice distributive ? En quoi la coopération sociale suffit-elle à rejeter le droit naturel à la propriété, et à en faire quelque chose de réglé par convention ? Il semblerait que ce soit du fait que la production est celle de la collectivité dans son ensemble. Cependant Rawls admet que l'on puisse distinguer entre les contributions individuelles au bien collectif, et qu'il puisse exister des inégalités d'aptitude et de rémunération.

            De ce problème du droit à la propriété privée et des inégalités naturelles découle le problème de la redistribution des richesses en vertu du principe de différence. Selon Nozick, on ne peut admettre qu'il faille transférer des richesses du groupe le plus nanti au plus démuni, puisqu'il n'existe pas, contrairement à l'ancienne prétention marxiste, de lien de causalité entre la richesse de ceux-là et la relative pauvreté de ceux-ci. Rawls soutient qu'un des arguments en faveur du principe de différence est qu'il définit les conditions acceptables pour tous de la coopération sociale. Nozick admet que ce soit le cas pour les plus démunis, puisqu'ils tirent manifestement le meilleur parti de l'affaire ; cependant, il réfute l'idée que les plus favorisés puissent acquiescer à de telles conditions. Rawls justifie cette idée par le fait que les plus nantis bénéficient tout de même de la coopération sociale et que l'inégalité en faveur des plus défavorisés doit leur paraître acceptable du fait qu'ils conservent tout de même la meilleure situation. Nozick rejette cette justification et soutient qu'il faudrait de meilleures raisons aux plus favorisés pour accepter de telles principes de coopération en société.

            De fait, et plus fondamentalement, ce que Robert Nozick conteste, c'est la validité-même de la situation originelle: qu'est-ce qui donne le droit aux participants de s'assembler en convention constituante pour la société dans son ensemble ?  Pour Nozick, il faut reconnaître que les hommes ne peuvent se réunir et définir ce que doit être la justice. Il existe donc des droits naturels inaliénables.

            Finalement, Nozick critique le fait que pour Rawls l'état normal est celui d'égalité, et qu'il ne faut le compromettre que lorsque une inégalité bénéficierait même à ceux qui en feraient les frais en première instance. Si ce point de vue est recevable en ce qui concerne l'attitude d'un gouvernement par rapport aux citoyens, on ne peut l'ériger en principe général de la société humaine. On ne peut donner de raison morale au comportement dans la sphère privée, qui ne peut être égalitaire.

 

            Wallace Matson reprend la critique fondée sur les droits naturels, mais en la systématisant[3]. En effet, selon lui, la Théorie de la justice, malgré son titre, ne traite pas du sujet de la justice. Pour Matson, arbitrer entre des revendications contradictoires et assigner des droits et des devoirs relève du politique et non des institutions propres de la justice, à savoir les cours et les tribunaux. Les juges doivent accorder aux personnes leur dû ; le concept de justice est d'assurer à chacun son dû. Dès lors, les conceptions de la justice ne peuvent différer qu'en fonction de leur interprétation de ce dû.

            Les deux principes de Rawls ne constituent en aucun cas une conception de la justice, bonne ou mauvaise. Le premier principe, celui d'égale liberté, ne peut faire partie d'une conception de la justice puisque les notions de liberté et de justice sont distinctes et peuvent prévaloir indépendamment l'une de l'autre. Le principe de différence n'est pas non plus un principe de justice, puisqu'il n'accorde pas leur dû aux individus, et d'ailleurs Rawls lui-même ne le nie pas. Le point de vue de Rawls est que, mis à part ce qui découle des engagements gouvernementaux, personne ne mérite quoi que ce soit a priori.

            Matson admet qu'on puisse réfuter cette critique en soulignant que l'entreprise de Rawls était d'établir les principes d'une justice sociale, et non de la justice en général telle qu'elle régit les rapports entre individus. Cependant, il souligne que des institutions ne peuvent être reliées au concept de justice que de façon dérivée, en conditionnant les rapports entre individus. Ainsi, Matson rejette la distinction entre justice sociale - ou justice des institutions - et justice individuelle.

            De plus, il tente d'expliquer les raisons de ce qu'il considère être l'impasse du raisonnement de la Théorie de la justice. Selon lui, Rawls a intériorisé une explication génético-sociale déterministe du comportement humain qui rend le concept de mérite vide de sens. Ceci a pour première conséquence qu'il ne peut y avoir de raison morale de traiter les hommes différemment les uns des autres. Et l'égalité aurait été la règle si Rawls n'avait été contraint de reconnaître que les plus intelligents et les plus productifs ne sont poussés à contribuer à la société que par la promesse d'un gain égoïste. Ainsi Matson interprète le principe de différence comme l'analogie rawlsienne de la tolérance réticente de la sexualité par l'apôtre Paul: "Mieux vaut se marier que brûler en enfer" (sic).

            Dans cette éthique sans mérite, l'équité, qui détermine la distribution lorsque la notion de mérite n'est pas remise en cause, devient le substitut de la notion de justice, vide de sens dans ce contexte. Ainsi l'affirmation de Rawls que "L'injustice est simplement les inégalités qui ne bénéficient pas à tous" est plus cohérente lorsque l'on remplace injustice par inéquité.

 

            Bien d'autres critiques ont remis en cause les principes ou certains points de détail de la Théorie de la justice. L'interprétation que fait Rawls de la philosophie kantienne, qu'il reconnait lui-même être hétérodoxe, a ainsi fait l'objet de nombreuses attaques. En particulier, son argument selon lequel le voile d'ignorance garantit l'autonomie d'action de l'individu a été vivement contesté, puisque selon Rawls, cet individu dans la situation originelle a pour objectif la satisfaction de ses propres intérêts. Mis à part ces critiques qui se fondent sur des éléments exogènes de la Théorie de la justice, la plupart ont fondé leurs attaques sur une compréhension différente de celle de Rawls du concept de justice ou des présupposés psychologiques de la situation originelle. Cependant, si l'on admet le fondement individualiste du raisonnement dans la situation originelle, il paraît impossible de rejeter les conclusions de Rawls, sinon sur des points de détail. Ainsi le rejet des conceptions téléologiques telles que l'utilitarisme et le perfectionnisme au profit d'une conception déontologique de la justice est justifié de manière difficilement contestable à partir des conditions définies par le voile d'ignorance.

            Si la logique et le raisonnement de John Rawls sont convaincants, il semble qu'il y ait certaines limites au champ d'application de l'oeuvre. Ainsi le refus de Rawls de traiter du problème de la justice entre Nations est regrettable. Si la société doit être régie par les principes de justice, quelle est l'échelle souhaitable pour comprendre la société humaine ? Rawls cite la nécessaire unité de lieu, mais celle-ci devient de moins en moins cruciale avec les progrès techniques contemporains. La nécessité pour une société régie par les principes de justice d'entrer en relation avec d'autres groupements humains ne doit-elle pas affecter  son organisation interne ? De fait, un parallèle peut être tracé avec la Théorie générale de Keynes[4], dans le domaine économique: la restriction au cadre national ne remet-elle pas en cause les conclusions de la réflexion en occultant toute une dimension du problème. De fait, Rawls, qui  se veut dans la filiation kantienne, manque ainsi la réelle dimension universelle de l'auteur de l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

            Le problème de l'universalité dans la Théorie de la justice est apparent lorsque Rawls prétend ne pas rejeter le socialisme. Sa théorie doit se contenter de fixer des principes relativement souples, qui n'invalident pas des formes d'organisation sociale différentes de la démocratie constitutionnelle représentative à économie de marché. Cependant, il insiste sur le fait que le marché doit être présent d'une manière ou d'une autre. De fait, le socialisme, et plus particulièrement le marxisme, sont inconcevables dans le cadre de la Théorie de la justice. On ne peut imaginer de marxisme dans une situation originelle qui se veut intemporelle, et donc hors de l'Histoire. De plus, la négation des situations sociales particulières dans la situation originelle pose problème dans une perspective marxiste, puisqu'elle interdit de penser la société en terme de classes. Finalement, quel serait le sens d'un socialisme libéral de marché? De fait, si Rawls ne veut pas rejeter les autres conceptions politiques, la Théorie de la justice s'inscrit tout naturellement dans la tradition du libéralisme politique.

 

 

 

            Finalement, Rawls prolonge son analyse des institutions et des implications pratiques des principes de justice pour faire de sa théorie une éthique achevée comprenant la philosophie politique, la théorie des sentiments moraux et la détermination des fins suprêmes qu'un homme raisonnable peut s'assigner.

            Sur le plan des idées, c'est une synthèse impressionnante, puisqu'il s'agit de repenser la tradition rationaliste "continentale" à la lumière et dans le style de la philosophie anglo-saxonne. Les difficultés et les polémiques qu'ont suscitées cette tentative ne doivent pas cacher le caractère réellement majeur de l'oeuvre.

            Sur le plan pratique, la contribution de Rawls à la réflexion sur la justice et la politique est surtout un formidable outil pour repenser nos institutions et notre société civile contemporaine. En cela, la Théorie de la justice remplit le contrat que s'était fixé l'auteur: élaborer une théorie idéaliste qui puisse apporter des éléments de discussion aux débats concrets.

 


Annexe: les deux principes de justice (p. 266)

 

 

First principle

Each person is to have an equal right to the most extensive total system of equal basic liberties compatible with a similar system of liberty for all.

 

Second principle

Social and economic inequalities are to be arranged so that they are both :

            (a) to the greatest benefit of the least advantaged, consistent with the just savings principle, and

            (b) attached to offices and positions open to all under conditions of fair equality of opportunity.

 

First priority rule (the priority of liberty)

The principles of justice are to be ranked in lexical order and therefore the basic liberties can be restricted only for the sake of liberty. There are two cases:

            (a) a less extensive liberty must strengthen the total system of liberties shared by all;

            (b) a less than equal liberty must be acceptable to those with the lesser liberty.

 

Second priority rule (the priority of justice over efficiency and welfare)

The second principle of justice is lexically prior to the principle of efficiency and to that of maximizing the sum of advantages; and fair opportunity is prior to the difference principle. There are two cases:

            (a) an inequality of opportunity must enhance the opportunities of those with the lesser opportunity;

            (b) an excessive rate of saving must on balance mitigate the burden of those bearing this hardship.



[1]voire annexe pour la conclusion de Rawls et la formulation définitive des deux principes

[2]Robert Nozick. Anarchy, State and Utopia. Basic Books, 1974

[3]Wallace Matson. What Rawls calls justice, in The Occasional Review, automne 1978.

[4]The General theory of employment, interest and money, John M. Keynes, Harcourt, Brace & World, 1936