La présence d'autrui nous évite-t-elle la solitude? Par Anna GLENDINNING, Term Es
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Dans
Vendredi ou les Limbes du Pacifique,
son oeuvre maîtresse, Michel Tournier nous dépeint un homme, seul rescapé d'un
naufrage sur une île déserte. Livré à ses méditations, il souffre de son
absolue solitude, contre laquelle il lutte en personnifiant les choses qui
l'entourent et en s'adressant à un public fictif; pourtant, quand lui est
donnée la compagnie de ce qu'il considère être un sauvage, il demeure difficile
pour Robinson de sortir de son isolement. De telle sorte que, contre tout lieu
commun, la présence d'autrui nous évite-t-elle la solitude? La présence de
l'autre, de prochain par rapport à soi dans sa dimension d'altérité ou
d'identité, permet-elle à l'homme d'échapper au fait nuisible et désagréable
d'un isolement physique ou moral?
Comment, tout d'abord, autrui nous est-il présent? Les différentes modalités des
relations que nous entretenons avec nos semblables peuvent en effet être à
l'origine de sentiments distinctts, allant de la joie à la tristesse, pour
reprendre la classification de Spinoza. Tous cependant, s'ils sont solitude (et
il s'agira d'explorer la richesse de ce concept), paraissent devoir être évités
à tout prix. Nous nous demanderons donc en quoi la solitude a un caractère
gênant et si elle peut, en effet, être enrayée au contact d'autres consciences.
Ne peut-elle pas, au contraire, s'en trouver accentuée?
On
devine très clairemnt l'enjeu sociologique de ce débat; que deviennent nos
rapports avec nos semblables, quelle valeur attribuer au fait de la vie sociale
si l'incommunicabilité entre les consciences résiste à la présence d'autrui?
Cette question risque de déchirer plus d'un coeur romantique, qui rêvent d'une
fusion entre deux êtres. Quelle serait une rencontre authentique de l'autre?
Plutôt que de fuir incessament la solitude, peut-être la problématique morale
de notre question exigerait-elle que nous assumions celle-ci.
Aant
d'approfondir davantage les effets de la présence des autres sur l'âme de
chacun, demandons-nous en premier lieu comment autrui apparaît à la conscience
humaine. Vaste concept, l'alter ego, défini par le paradoxe du même et de
l'autre, englobe en effet tout être extérieur à notre propre personne, mais
avec lequel nous reconnaissons partager des caractéristiques communes. Autrui
est donc d'abord l'autre moi, l'autre plus ou moins proche, plus ou moins
loitain.
Attachons-nous
dans un premier temps au cas de l'amitié, relation où l'on privilégie la
présence de quelques individus. Dans le livre VIII de
son Ethique à Nicomaque, Aristote la
définit comme "la vie en commun: l'amitié est d'abord une mise en
commun". Vie
commune de deux êtres égaux et par là liée au sens de la justice, mise en
commun des sentiments sous la tutelle de la sympathie, l'amitié se présente
ainsi aux antipodes de la solitude. Notons que la sympathie se dote ici d'un
sens particulièrement fort, puisqu'elle se définit comme la capacité à se
mettre à la place de l'autre, comme la compréhension de l'autre, comme la
participation, en somme, aux états affectifs d'autrui.
Cependant,
par sa formulation, notre question exige une approche plus générale, et notre
analyse peut s'étendre à l'ensemble de la communauté humaine, avec tout ce
qu'elle comprend de gens inconnus. Dans son degré le
plus bas, dans son sens le plus matériel, la solitude est esseulement,
privation d'autrui. Par définition donc, l'homme entouré d'autres corps ne
saurait être seul, puisqu'une telle situation serait se rapporter à autrui sur
le mode de l'absence. On
touche ainsi à une autre modalité de la présence d'autrui, au centre de
l'analyse de Merleau-Ponty. Celui-ci argue, à l'encontre de la pensée classique
de Descartes et de Pascal, que c'est d'abord en tant que corps qu'autrui nous
apparaît, l'intersubjectivité étant intercorporéité: loin d'être un ensemble de
qualités futiles barrant l'entrée à l'essence de l'être, le corps est au
contraire bel et bien accessibilité. il est ouverture à autrui, portant la
marque des relations que nous entretenons avec nos prochains. Ainsi, Robinson
contemplait son visage éteint d'homme seul, le comparant dans son esprit à un
visage animé par une conversation: "Il comprit que notre visage est cette
partie de notre chair que modèle, réchauffe et anime sans cesse la présence de
nos semblables". Il en découle qu'autrui, par sa présence physique et son
accessibilité, offre un repère à l'homme, il est pour lui l'antonyme de la
solitude.
Certes,
nous faisons quotidiennement l'expérience d'autrui, et jamais nous ne sommes
seuls: nous rions avec nos amis d'événements que nous vivons ensemble ou
d'idées que nous partageons, nous nous énervons même, par exemple, des manies
de l'inconnu avec qui nous nous trouvons dans la salle d'attente chez le
médecin, et souhaiterions qu'il s'en aille...D'où vient alors le caractère
nocif que nous attribuons si communément à la solitude? Certains au contraire,
aiment à jouir d'un isolement momentané.
Considérons, comme nous l'avons dit, la présence d'autrui tel un repère contre la solitude. Autrui offre d'abord un repère social et, à l'inverse, la solitude est déshumanisation. Aristote, une fois de plus, voit dans l'amitié un modèle de civilité, de socialisation. Or, dans son roman Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Michel Tournier pousse plus loin cette même question de la civilisation, analysant "le travail d'érosion de la solitude sur son âme d'homme civilisé". L'auteur ne fait l'économie d'aucun terme péjoratif pour décrire le processus de déshumanisation auquel est livré son personnage principal, seul rescapé d'un naufrage sur l'île déserte de Speranza. Robinson note en effet dans son journal cette phrase révélatrice: "La solitude est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif". La présence d'autrui est donc la marque inébranlable de notre humanité: le naufragé solitaire fait un point d'honneur d'endosser chaque jour ses vêtements, non point par un quelconque sentiment de pudeur, souligne-t-il, mais parce que, tissés par des mains humaines, ceux-ci représentent des millénaires de civilisation, il songe ainsi, nostalgique, à "la foule de ses frères, qui l'avait entretenu dans l'humain sans qu'il s'en rendît compte".
Ce constat d'une déshumanisation
progressive dans la solitude explique par ailleurs la fonction phatique du
langage.
D'abord déshumanisation, la
solitude, plus dramatique encore, devient ensuite synonyme de mort: "Tous
ceux qui m'ont connu, tous sans exception, me croient mort. Ma propre conviction que j'existe a contre elle l'unanimité". Ainsi
se désole Robinson, "repoussé aux confins de la vie, dans un lieu suspendu
entre ciel et enfers, dans les limbes en somme".
Citons ici l'expression de
Heidegger, "nous sommes des êtres-pour-autrui". La présence des
autres semble dépasser le simple problème désagreéable de la solitude, se
présentant comme la condition même, sine qua non, de notre existence.
Etymologiquement en effet, "exister" (sistere ex) signifie "être
dehors". On en déduit logiquement que ce qui est à l'extérieur existe et
que, conséquemment, ce qui est à l'intérieur n'existe pas. Robinson Crusoe
prend ainsi conscience qu'il "n'existe qu'en s'évadant de lui-même vers
autrui"; Sartre le dit aussi, l'expérience d'autrui est celle de la dépossession
de soi, le sens de ce que nous sommes étant suspendu au jugement de l'autre.
Notre existence donc, n'a de sens qu'au regard des autres, et le
solitaire est réduit à vivre dans l'ombre du doute: doute de son existence, de
ses pensées, en somme, de tout ce qui constitue son univers. "Autrui,
pièce maîtresse de mon univers. Mes relations avec les choses se trouvent
elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Celle-ci attaque l'intelligibilité des
choses et mine jusqu'au fondement même de leur existence. Je sais que la terre
sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que
d'autres que moi la foulent". (in Vendredi
ou les Limbes du Pacifique).
Quoi de plus dévastateur en somme,
pour l'âme humaine, que l'état d'esseulement? Fait pour vivre en société ( et
ce en dépit de l'éloge que fit Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIe siècle, de
l'état de nature d'individuation de l'être humain, l'homme souffre de l'absence
de ses semblables. La sympathie, qui permet à deux amis de souffrir ensemble,
même sous sa forme moins consciente, la contagion affective, est un lien qui se
noue entre les membres d'une même société, tandis que la solitude entraîne
déshumanisation et mort psychologique de l'individu. Ainsi, notre instinct de
survie nous pousse à affirmer avec force que la présence d'autrui nous évite la
solitude. Dans un élan de désespoir, Robinson appelle intérieurement à l'aide:
"Contre l"illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve
éveillé, le fantasme, le délire, le trouble d'audition...le rempart le plus
sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais
quelqu'un, grands dieux, quelqu'un!" (in Vendredi ou les Limbes du Pacifique, collection Folio, Ed.
Gallilmard, p.55)
Nous y venons cependant: l'hypocrisie des relations
humaines, chacun préférant la présence physique de son ennemi à l'état
d'esseulement. Certes, nous l'avons dit, l'intersubjectivité est d'abord
intercorporéité, mais elle ne saurait s'y réduire. Qu'en
est-il, par exemple, de la communication entre les consciences? Il semblerait
qu'une réflexion honnête nous force à reconnaître qu'une relation inauthentique
à autrui ne masque aucunement un sentiment de solitude inscrit au plus profond
de notre être.
On a pu mettre en évidence
précédemment la nécessité, littéralement vitale, d'éviter la solitude: c'est
bel et bien par la présence d'autrui que l'homme tente de fuir l'esseulement. Or,
paradoxalement, en dépit de ses efforts, il convient de douter de son succès,
si l'on considère cette fois la solitude comme déréliction, soit comme
sentiment d'abandon moral complet.
Profondément pessimiste, La Rochefoucauld dénonce ainsi
la comédie sociale à laquelle se livre chacun, "celle-ci ne s'organisant
qu'en vue d'intérêts personnels". L'homme est décrit comme un être
fondamentalement vain et égoiste, et le cynisme est poussé au plus haut point
dans la remarque suivante; "Beaucoup de mal quand je me considère;
beaucoup de bien quand je me compare".
Dans cette optique, notre relation à autrui demeure le
plus souvent instrumentale: Aristote, faisant de l'amitié véritable le fait des
vertueux seuls, le reconnaît, distinguant dans son Ethique à Nicomaque l'amitié fondée sur l'utilité et qu'il définit
comme "la connaissance de l'avantage qu'autrui peut apporter".
Reprenant ce thème au XVIIe siècle, La Fontaine use de son sarcasme dans son
oeuvre Parole de Socrate, notant que
"chacun se dit ami: mais fou qui s'y repose; rien n'est plus commun que le
nom, rien n'est plus rare que la chose".
Cette relation purement utilitaire à l'autre, dans un
souci d'évitement de la solitude, et par opposition à une fusion authentique et
désintéressée des êtres, prend forme dans le divertissement pascalien, auquel
semble adhérer l'auteur de Vendredi ou
les Limbes du Pacifique, "autrui étant pour nous un puissant facteur
de distraction, puisqu'il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre
pensée actuelle". En effet, notait avec sagacité Françoise Sagan au cours
d'une interview, "on n'en finit jamais avec le problème de la solitude et
le désir d'y échapper...Personne ne peut admettre, quand il réfléchit, ce
terrible chemin quotidien vers la mort...cette conscience d'un soi immuable,
assez perdu et incommunicable à la fois".
Ainsi l'homme, seul avec
lui-même, n'a d'autre choix que de pesner à sa faible condition de mortel.
C'est pourquoi, selon la formule célèbre de Pascal, "un roi a toujours
besoin de sa cour". Le jeu, le divertissement, la société, sont autant de
choses futiles qui, en nous occupant l'esprit, nous éloignent de la question
essentielle que découvre la solitude.
Superficielle telle que nous venons
de l'évoquer, la présence d'autrui s'approfondit dans le cadre de la relation
conflictuelle que nous entretenons avec lui. A l'instar du racisme et de tout
phénomène d'intolérance, les situations sont nombreuses où se creuse une
différence entre les individus, mettant à terre la croyance idyllique en des
valeurs universelles qui permettraient de souder les hommes.
Combien paradoxal, mais combien vrai
semble alors le sentiment profond de déréliction complète qu'éprouve tout homme
au sein d'une foule de visages inconnus, qui demeurent froids, indifférents à
son contact! "Une foule en efet n'est pas une compagnie, et des figures ne sont
qu'une galerie de portraits, et la conversation, une cymbale résonnante, là où
il n'y a point ds'amour". L'importance du mode de la
présence d'autrui dans l'évitement de la solitude est une fois de plus
soulignée dans cette phrase de Francis Bacon, extraite de son Essai sur l'Amitié. L'Amélie Nothomb de Péplum également, qui se heurte à la
société du XXVIe siècle dans lequel elle a été projetée à son insu, déclare
avec désolation à un dirigeant de l'époque: "Je suis d'autant plus seule
que vous êtes nombreux". On semble alors bien loin de la relation de
sympathie à autrui et que l'on a précédemment mise en avant comme un rempart
sûr à la solitude.
On admettra donc que notre sentiment ou non de solitude
en présence d'autrui dépend très largement des conditions dans lesquelles
celui-ci se manifeste à nous, l'opposition de deux consciences accentuant es
différences qui les séparent.
Or, quand on y réfléchit, c'est aussi d'une relation
amicale à son prochain dont il faut douter, la présence d'autrui ne nous
évitant, dans le meilleur des cas, la solitude que pour un temps. Au cours de
sa conférence intitulée L'Existentialisme
est un humanisme, Sartre souligne ue, si autrui peut prétendre me venir en
aide en m'exposant les conséquences de telle ou telle décision, en aucun cas il
ne saurait être l'auteur de mes actes. Ainsi, l'homme demeure fondamentalement
seul face au choix. La sympahtie quant à elle, semble alors perdre toute
signification: participation aux états affectifs d'autrui, elle reconnaît la
joie ou la souffrance de l'autre plus qu'elle ne les éprouve. Citons à cet égard l'exemple très parlant de la présence d'autrui à mon
chevet au moment de ma mort: mon angoisse n'est-elle pas intransféravle alors
qu'autrui va continuer à vivre? Un mur infranchissable semble donc se dresser entre
des êtres pourtant physiquement proches, les cloisonnant dans leur solitude.
L'existence d'un tel mur, Sartre l'attribue entre autres
au regard, structure fondamentale de notre relation à autrui. Le regard est en
effet "cette présence sans distance qui nous maintient à distance".
Dans son essai philosophique L'Etre et le
Néant, l'auteur consate qu'"autrui, c'est d'abord la fuite permanente
des choses vers un terme que je saisis à la fois comme objet à une certaine
disatnce de moi, et qui m'échappe en tant qu'il déplie autour de lui ses
propres distances". Il conclut donc qu'"Autrui, c'est ce moi dont
rien ne me sépare si ce n'est sa pure et toltale liberté".
Notons enfin que cette liberté est le résultat direcet de
notre état conscient, soit de notre subjectivité. Or, pour géniale qu'elle
soit, cette subjectivité se paie d'une incommunicabilité entre les consciences.
C'est là tout le propos solipsiste d'isolement
ontologique des consciences qui, faisant de l'altérité l'essence de l'autre,
cloisonne les êtres dans leurs différences. Envisagée dans son infinie
disatnce, l'altérité se traduit par l'impossibilité d'une relation réelle entre
les sujets, l'isolement ontologique des consciences étant pensé comme
irréductible. Il en découle que nous sommes proprement insaisissables au regard
des autres, condamnés, malgré leur présence, à une solitude inéluctablement
inscrite au plus profond de notre être. L'être d'autrui est donc le masque, le
mystère, l'inconsistance.
A cette étape de notre réflexion,
nous atteignons une impasse: toute solitude est, à la conscience humaine,
condamnable. Or, quelque effort que nous fassions pour améliorer notre
condition, celui-ci se retourne rapidement contre nous: l'esseulement enrayé au
contact d'autrui, c'est la déréliction qui nous ronge. Peut-être alors
s'agirait-il d'envisager ce problème sous un angle tout autre: certes, la
présence d'autrui ne nous évite pas la solitude, assez inévitable en soi; elle
peut cependant aider chacun à assumer sa condition, l'aider à la surmonter pour
que se forgent entre les hommes des relations authentiques.
L'étude que nous avons menée
jusqu'ici sur notre relation à autrui nous en a révélé toute la complexité,
celle-ci oscillant sans cese entre souffrance et soulagement. Plus grande
encore cependant est la difficulté à laquelle nous sommes confrontés à présent:
il est aisé de fuir sa solitude dans le confort d'amitiés factices, ou de nier
presque l'existence d'autrui, de la rayer d'un trait dans le cadre d'une
relation conflictuelle. Peu, en revanche, ont la sagesse d'associer solitude et
société, d'assumer l'une pour comprendre l'autre.
Il convient à prsent de louer le
dualogue, forme idéale de notre rapport à autrui et vers laquelle on doit
tendre. Un échange qui se produit entre deux consciences cherchant à
communiquer dans la réciprocité, le dialogue s'oppose à cette tendance
prétentieuse que nous avons à ne parler que de nous-mêmes dès que nous nous
trouvons en compagnie d'autres personnes. Cynique plus que jamais, La
Rochefoucauld faisait en effet remarquer dans ses Maximes que l'"extrême plaisir que nous prenons à parler de
nous-mêmes nous doit faire craindre de n'en donner guère à ceux qui nous
écoutent". Combien, il est vrai, sous couvert d'une conversation avec l'autre, ne
font que satisfaire leur ego en vantant leur propre personne? Tandis que le monologue est négation d'autrui, le dialogue lui, est
reconnaissance d'autrui dans son altérité, il est reconnaissance de l'existence
et de la validité d'un point de vue autre que le sien. C'est par un effort de
dialogue que nous devons entrer en relation avec autrui, sa présence seule ne
nous laissant, au demeurant, le plus souvent indifférents. Le dialogue est
principalement connaissance. Mode de connaissance d'autrui, qui offre des bases
fermes pour établir avec lui des rapports authentiques, de qualité, mais qui
ouvre aussi sur la connaissance de soi: par la confrontation de points de vue,
l'homme déploie des façons d'être qui restent inaperçues dans la solitude. Le
dialogue avec autrui est une source d'enrichissement permanent. Ce n'est, en
somme, pas la présence d'autrui qui nous évite la solitude; c'est le dialogue
avec lui qui nous permet de l'assumer.
"Accepter l'autre,
c'est précisément l'accepter comme autre (et non comme un appendice, un instrument
ou un objet de soi)". Telles sont les paroles d'André Compte-Sponville
dans son oeuvre L'amour, la solitude.
La reconnaissance et l'acceptation de l'autre exigent
donc en préalable que nous nous mesurions nous-mêmes, dans les limites de notre
solitude, afin de faire la part de ce paradoxe du même et de l'autre qui
caractérise l'être d'autrui. Reconnaissance donc de notre individuation,
poursuit l'auteur, mais aussi nécessité d'assumer cette solitude première:
"Combien fuient la solitude, au contraire, qui sont incapables d'une vraie
rencontre? Celui qui ne sait vivre avec soi, comment saurait-il vivre avec
autrui? Celui qui ne sait habiter sa propre solitude, comment saurait-il
traverser celle des autres?" Pour être en paix avec les autres, semble-t-il,
il faut d'abord être en paix avec soi-même. L'amour de soi, ce sentiment
naturel qui, selon Rousseau, fait naître en nous un intérêt tout particulier
pour notre personne, apparaît de première nécessité: s'aimer, s'assumer, savoir
être seul pour ensuite aider les autres. Car avoir soi-même des bases
personnelles solides avant de pouvoir les transmettre à autrui, telle est la
logique de tout acte altruiste. En ce sens, la présence d'autrui,
l'établissement de relations avec l'autre supposent que l'on assume sa
solitude.
Ainsi, la relation à autrui
s'effectue dans l'ombre d'un égoisme irréductible. L'amour même, remarque
Compte-Sponville, n'en est que la forme passionnelle, relationnelle,
transitive: être amoureux, c'est aimer l'autre pour son bien à soi". (in Le Petit Traité des Grandes Vertus). Les
exemples abondent d'amants qui préfèrent ainsi voir l'homme ou la femme qu'ils
aiment être malheureux avec eux plutôt qu'heureux avec queuq'un d'autre. L'amour donc, union de deux êtres aux intérêts communs, ne serait autre
chose qu'un égocentrisme déplacé. On a dit une fois que "l'amour, ce
n'était pas se regarder l'un l'autre, mais que c'était regarder ensemble dans
la même direction". Dans sa relation à autrui, l'homme ne perd jamais de
vue ses propres intérêts qui définissent le paramètre de son identité, sa
solitude.
L'amour, pour reprendre le
magnifique titre de l'ouvrage de Compte-Sponville, ets solitude: "C'est la
solitude partagée, habitée, illuminée par la solitude de l'autre" ou,
selon Rilke, "deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et
s'inclinant l'une devant l'autre". Cest, cependant, une tentative sublime
de concilier la proximité et la distance qui coexistent dans l'analyse
sartrienne de la présence d'autrui. C'est accepter sa solitude pour mieux
l'aménager.
Car, en effet, nous avons toujours
si vite fait de condamner à la fois solitude et égoisme. Or, souligne Aristote
dans le cadre de son essai sur l'amitiié, tous deux sont nécessaires à
l'établissement de relations de choix avec autrui: "le soi-même, que
l'homme de bien aime, il le partage avec l'autre: c'est la Raison qui leur est
commune, et qui ne parvient à son plein exercice que s'ils la cultivent
ensemble". Son analyse est comparable à celle de l'amour de soi de Rousseau
ou de l'engagement de Sartre, qui sont respectivement amour de l'humanité et
engagement de tous les hommes. Ainsi, l'égoisme est en même temps altruisme ici,
"l'objet de son attachement pour l'autre (la Pensée) place le sage au-delà
de l'opposition altruisme-égoisme".
Si nous continuons de voir dans l'expérience amoureuse la
forme privilégiée du lien à l'autre, nous semblons loin, toutzfois, de ce mythe
de la fusion si cher aux coeurs romantiques, de cette idée selon laquelle, à
travers l'amour, on annulerait solitude et conflits.
Bien au contraire, l'auteur
souligne qu'"il faut être deux pour faire l'amour, et c'est en quoi le
coit, loin d'abolir la solitude, la confirme". "Ce sont des corps qui
se touchent, qui s'aiment, qui jouissent (et cela, rarement, de façon
simultanée), qui demeurent". Il en conclut donc fort logiquement que
"la solitude est notre lot, et ce lot, c'est le corps".
² Nous sommes dans l'impossibilité donc, de dépasser cette
solitude originelle: par définition, l'amour est désir, et le désir est manque.
Ainsi, "il n'est pas complétude mais incomplétude. Non fusion, mais
quête." Il a pour corollaire inéluctable la solitude: la satisfaction du
désir par la présence d'autrui anéantit le sentiment. "Post coitum omne
animal triste": "ils nous voulaient faire qu'un, et les voilà plus
deux que jamais". Paradoxalement, l'expérience amoureuse est sans doute la
plus révélatrice du caractère incontournable de notre solitude.
Abandonnons donc ici nos rêves grandioses d'amour
passionnel: indépendamment de tout désir de fusion, c'est le respect qui semble
le mieux incarner l'idée que nous nous nourissons tous d'une relation
authentique avec nos semblables. Celui-ci en effet, argue Emmanuel Levinas,
n'est ni amour, ni indifférence, mais il découle de la dimension d'altérité de
l'autre, dont le visage doit être pour nous une sommation morale, à l'origine
de l'exigence éthique.
Sur ce, nous nous arrêtons,
profondément insatisfaits: que faut-il répondre à la question "la présence
d'autrui nous évite-t-elle la solitude"? Complexe, ce problème exigeait
qu'on liât le smodalités de la manifestation d'autrui à la conscience humaine à
la richesse du concept de solitude. On a, finalement, pu s'interroger sur la
possibilité d'une rencontre authentique de l'autre.
De définition en définition, notre analyse fut
progressive: s'attachant dans un premier temps à l'opinion commune, la solitude
étant considérée dans sa dimension la plus matérielle, on a pu montrer les
limites d'une vision trop simpliste de notre rapport au monde. De l'esseulement
a découlé la déréliction, l'isolement physique momentané a découvert un état
d'abandon moral originel. On a, en dernier lieu, mis en avant la nécessité de
s'accomoder d'un tel paradoxe, d'assumer sa solitude pour la dépasser.
Insatisfaits donc, car dans l'incapacité d'apporter une
solution unique, claire, au problème envisagé: dans l'absolu, non, la présence
d'autrui ne nous évite pas la solitude. Il
nous revient de faire face à la difficulté morale qu'a révélé notre étude pour
édifier, sur les bases solides de la vérité, des relations authentiques avec
nos prochains.
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