Le travail n'est-il pour l'homme qu'un moyen de subvenir à ses besoins?

Par Anna GLENDINNING, Term ES

 

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            Semaine de trente-cinq heures, précarité de l'emploi et chômage, ce que l'on nomme communément travail est au centre des discours des hommes politiques de notre époque. Valeur première des sociétés dites industrialisées qu'il structure, celui-ci ne va toutefois pas sans ambiguité: en 1948, dans sa Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, l'Organisation des Nations Unies affirme le droit imprescriptible de tout individu au travail; c'est pourtant la même année qu'éclatent en France des grèves violentes aux revendications sociales, visant notamment la baisse du temps d'un travail jugé trop pénible. Desorte que se pose à présent la question de la vvaleur réelle de l'activité humaine: le travail n'est-il pour l'homme qu'un moyen de subvenir à ses besoins? Cette activité de trabsformation adaptatrice de la nature n'est-elle qu'un moyen en vue d'une fin purement utilitaire?

            On le devine, c'est autour de la définition du terme travail que devra s'articuler notre réflexion: celui-ci se réduit-il à sa seule acception économique, ou recèle-t-il au contraire quelquechose de plus profond, de plus humain? Comment, de surcroît, et à quels besoins le travail permet-il de subvenir? L'enjeu qui se dessine derrière ce problème est de taille: il y va de la compréhension de nos sociétés salariales et de l'avenir qu'il est permis d'envisager.

            Ainsi, il semblerait que le travail soit bel et bien, en premier lieu, un moyen de subvenir à nos besoins; mais notre sens moral interdit qu'il se réduise à une définition aussi matérielle. Après avoir explicité en quoi le travail peut être théoriquement la marque de notre humanité, il conviendra, en dernier lieu, de s'interroger, les faits à l'appui, sur l'actualité d'une telle thèse.

 

 

 

            Adapter la nature à nos besoins, tel semble être le rôle premier du travail, ancré dans la nécessité matérielle. Livré à lui-même, seul dans un milieu hostile, et véritablement nu, l'"homo faber", pour évoquer la vision bergsonienne de l'être humain, n'a que ses mains en effet pour survivre: ses dents ne lui permettent pas d'attaquer comme les crocs du lion, ses jambes, comparées aux ailes d'un oiseua, lui rendent l'esquive difficile en cas d'agression. Dans sa lutte contre le monde sauvage, seul l'outil l'accompagne, ce qui nous conforte dans notre idée que l'apparition du travail est liée à celle de la technique.

            Notre sujet postule en effet, dans la restriction qu'il emploie, que s'il n'est rien d'autre, du moins le travail est-il bien un moyen pour l'homme de subvenir à ses beoins. La médiation technique entre la nature et notre constitution qui ne sont pas spontanément en harmonie, dans ses acceptions physique et économique, modèle, transforme, crée, pour emprunter un terme au vocable aristotélicien, des valeurs d'usage: il produit, en somme, des biens et des services dont l'objectif est de satisfaire un besoin commun à l'ensemble de la communauté humaine. Ainsi lié à la survie même du genre humain, à qui rien n'est donné mais pour lequel tout doit être acquis, le travail nous apparaît avant tout, à l'instar de notre sujet, comme ce qui nous contraint à la nécessité.

            Les sociologues nous enseignent que, contrairement à l'opinion commune, le travail tel que nous l'entendons n'est pas une catégorie anthropologique, un invariant de la nature humaine, les sociétés de chasseurs-cueilleurs par exemple étant structurées par d'autres valeurs au caractère beaucoup plus mystique. Il en découle que le travail, au sens de transformation, a pour but la satisfaction d'un type particulier de besoins, besoins d'un être qui, en raison de la pauvreté de son hérédité naturelle, se construit avec le temps contre la nature.

            Le travail est alors aussi créateur de besoins, en tant qu'il pousse l'homme perfectible et perfectionniste à aller toujours plus avant dans sa recherche d'une maîtrise de la nature. L'individu est alors appelé à effctuer un arbitrage entre le loisir et le travail: tandis que le premier, lieu de la praxis selon Aristote de nouveau, offre à l'homme le moyen de réaliser pleinement son humanité, grâce à la raison et au langage, le second est tout entier entâché de son étymologie: tripaliare, en latin, synonyme de torutre. Dans la Genèse, Dieu condamne notre Adam pécheur à un "manger du pain à la sueur de son visage". Quoi de plus normal alors que de vouloir se soustraire à cette activité pénible et dégradante, la vraie liberté commençcant, dans la philosophie grecque, au-delà de la nécessité? L'Histoire étaye la thèse suggérée par la formulation du sujet, les autorités ayant toujours confié le travail à ceux, esclaves dans l'Antiquité ou serfs au Moyen-Age, que les relations de pouvoir leur permettaient de dominer.

            En somme, notre première approche du travail, soutenue par toute une tradition philosophique, nous pousse à reconnaître, avec l'intitulé de notre sujet, que celui-ci est avant tout pour l'homme le moyen de subvenir à ses besoins multiples. On oppose donc, avec Aristote, le besoin matériel au luxe intellectuel, la poiésis à la praxis. Or, on sent déjà la nécessité d'introduire une nuance au sein de notre propos: la distinction qu'effectue ici notre philosophe grec n'est en effet pas si nette, tout travail supposant l'apprentissage d'un certain savoir-faire, une certaine réalisation de soi-même. S'il y a ainsi de la praxis au sein de la poiésis, est-il encore exact de réduire le travail à sa seule acception économique?

 

 

 

            C'est jusqu'ici la logique de la raison qui nous a poussés à opérer une séparation radicale entre labor et otium, entre travail et loisir, entre moyen et fin. La réalité cependant propose une toute autre vision du problème: comment expliquer en effet ce smanifestations violentes d'un nombre criossant de chômeurs, devenu un véritable problème de société, si l'on s'en tient à notre conclusion précédente selon laquelle le travail serait une activité si pénible qu'on ne pourrait aspirer qu'à s'y soustraire? Peut-on avancer de façon légitime le motif d'une nécessité matérielle, de la contrainte qui pèse sur chacun de subvenir à ses besoins? Cela ne paraît en réalité guère possible, à l'heure où un Etat-Providence de plus en plus développé assure, par le biais de subventions, un niveau de vie minimum à la quasi totalité de ses citoyens. Qu'en est-il, de plus, du travail des femmes, dont l'obligation financière, la nécessité pressante de subsistance, ne sont de toute évidence pas au centre de leurs revendications?

            Dans notre contexte actuel, il appert que c'est davantage parce qu'il est un facteur majeur d'intégration sociale que le travail est exigible de tout individu. Car le travail, en tant qu'il structure la vie et organise le temps de la collectivité, suppose et engendre des relations sociales. Par la rémunération à laquelle il est sujet aujourd'hui, il offre à l'individu l'indépendance financière, il lui permet d'accéder aux normes de la société de consommation, il l'assure, enfin, de son utilité au sein de la division sociale du travail. Celle-ci, propre à toute société qui s'organise, a été théorisée par Emile Durkheim: c'est à ce sociologue français du XIXe siècle qu'il revient notamment d'avoir humanisé nos sociétés industrielles: la répartition des tâches dans le cadre de la division du travail réalise à l'échelle du groupe la suffisance à soi manifestement impossible au niveau individuel. Une telle interdépendance des individus assure à chacun une autonomie relative (ainsi que dépendre de tout le monde c'est, affirme Smith, ne dépendre de personne en particulier) en même temps qu'elle est génératrice de ce que Durkheim a nommé une solidarité organique qui, reposant sur une forte différenciation des individus, crée un lien social plus ferme que la seule solidarité mécanique, l'uniformité du comportement prévaut.

            Régent donc de la vie sociale, caractéristique d'une grande majorité de communautés humaines, le travail, qui est également ce par quoi s'établissent nombre d'échanges, semble ainsi s'étendre bien au-delà de la nécessité. Marx y voit même l'essence de l'homme: certes contraignant parce que nécessaire, le travail n'en demeure pas moins éminemment créateur et libérateur du point de vue de ce qu'il offre ou permet. La marque par excellence de la supériorité de l'homme sur la nature qu'il a le pouvoir de maîtriser, le travail est valorisé à l'échelle de l'espèce pour la spécificité dont il est l'expression. Les animaux, nous l'avons vu, ne travaillent pas. Marx, dans un exemple devenu célèbre, oppose ainsi le plus mauvais architecte à la plus minutieuse des abeilles: ce qui distingue la cellule du premier de la ruche de la seconde, affirme l'auteur, c'est la conscience accompagnant l'acte de l'homme. S'il n'est pas de travail sans projet conscient, c'est qu'alors se joue dans le travail quelquechose de proprement humain. Marx réitère d'ailleurs cette affirmation dans l'Idéologie allemande: "On peut définir les hommes par la concience, par la religion, et par tout ce que l'on voudra; eux-mêmes se caractérisent dès lors qu'ils produisent leurs propres moyens de subsistance".

            On semble ainsi aboutir, dans une conception humaniste, à une nette valoristaion du travail comme symbole de la liberté et de la créativité humaines, comme ce par quoi la conscience réplique au monde et permet à notre humanité de se déployer. Pourtant, c'est le même auteur qui, au vu des circonstances, condamne une triple aliénation d'un travailleur séparé de son produit, soumis à une organisation extérieure et privé de son essence. Durkheim aussi, qui avait d'abord vanté les mérites de la division du travail, se fait plus pessimiste dans la suite de son oeuvre (notamment Le Suicide) face à la fracture sociale dont il est le témoin. De sorte qu'il conviendrait peut-être de ré-actualiser notre réflexion, la question ne portant non plus sur le travail dans sa généralité, mais bien plutôt tel qu'il existe dans nos sociétés. Quels sont, en somme, les rapports de l'homme moderne à son travail?

 

 

 

            A la question "pourquoi travailler?", il est commun de répondre, "pour gagner de l'argent". La complexification actuelle de la division du travail semble avoir ôté à cette activité la dimension sociale dont nous faisions l'éloge pour le réduire, de nouveau, à sa seule acception économique.

            Plus trace aucune en effet des valeurs humanistes de réalisation de soi que l'on avait tenté de prôner au moment le travail émergeait comme valeur centrale de nos sociétés. C'est aujourd'hui l'argent,perçu en récompense d'un effort fourni qui, loin de se cantonner à son statut initial de moyen d'échange, est devenu une fin en soi. C'est ce que Marx avait déjà présagé, au siècle dernier, et qu'il avait condamné dans ce qu'il disait être le "fétichisme de la marchandise". Dans un monde la production se réalise sur une échelle si grande que l'on ne produit pas ce que l'on consomme, et qu'on ne consomme pas non plus ce que l'on produit, l'argent ets en effet la seule valeur à incarner tous nos désirs, il subsiste comme la seule réalité tangible à laquelle se rallier. Les individus n'ont alors plus conscience de la solidarité organique qui les lie à leurs prochains, l'individualisme et la logique accumulative dominant le monde du travail.

            Ainsi, avec le développement du capitalisme, la fonction initiale que nous avions attribuée au travail (à savoir subvenir à ses besoins en produisant des valeurs d'usage) semble avoir été quelque peu détournée mais non point évincée: la logique devient à présent de travailler pour ensuite gagner de l'argent, pour enfin subvenir à ses besoins, bref, pour survivre davantage que pour s'épanouir. C'est à ce titre d'ailleurs qu'ont pu être imposés les modèles tayloristes et fordistes d'organisation de la production: en effet, si l'exercice d'un métier ou d'une profession a été remplacé par la simple exécution d'une tâche et que le travailleur a indéniablement été dépossédé de son acte créatuer, un consensus a néanmoins pu être signé avec les syndicats. Ceux-ci acceptaient des conditions de travail souvent dégradantes, voire avilissantes en échange d'une augmentation régulière et soutenue des salires. Voilà qui est bien symbolique de notre propos, l'argent, et donc la subsistance, primant sur toute autre valeur que le travail peut prétendre incarner. Ce n'est qu'à l'apogée des Trente Glorieuses, lorque tous les besoins matériels étaient satisfaits, qu'ont émergé des revendications sociales de la part des travailleurs.

 

 

 

            Le travail n'est-il finalement pour l'homme qu'un moyen de subvenir à ses besoins? La question était complexe et exigeait que l'on s'interrogeât sur les différentes significations pouvant, selon les circonstances multiples, être prêtées à ce terme. Notre sujet renvoyait au problème de fond, trop souvent négligé, de savoir quelles sont les motivations profondes poussant une très large majorité d'hommes à travailler.

            Nécessité irréductible ou volonté d'homme libre? La distinction n'est peut-être pas si nette, et c'est dans une relation complexe que ces deux valeurs s'articulent. Notre réflexion quelque peu pessimiste, animée par les réalités de notre époque, nous a conduits à affirmer la nécessité, la satisfaction première des besoins matériels comme primordiale, au détriment parfois d'une certaine réification. Les discours utopiques sur une éventuelle fin du travail ne doivent pas occulter cependant l'enjeu proprement humain qui s'y dessine.

 

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