Stéphan Dithy présente :

Dominique Fernandez

L'Italie Virgilienne de Pier Paolo Pasolini

Introduction à

Pier Paolo Pasolini ( 1922-1975) : Poèmes

EXTRAITS

Extrait 1 :

D’abord poète. Et poète dialectal. Ne jamais oublier cette priorité, si l’on veut comprendre la courbe vitale de Pasolini. Son premier livre, publié à Bologne en 1942, et tiré à 375 exemplaires, est un opuscule de vers, "Poesie a Casarsa". Poèmes à Casarsa, village où il n’est pas né, mais où il a passé une grande partie de son enfance et de son adolescence dans la maison de sa mère, Susanna Colussi. Poèmes en dialecte frioulan. Pourquoi ce choix ? Non par goût du folklore, ni fétichisme du passé, mais par solidarité avec sa mère, avec la langue de sa mère et de ses parents maternels, les Colus (NDR : lire avec un accent aigu sur le u).
Le père était de Ravenne, officier de carrière et fasciste, symbole haï de l’autorité, il utilisait la langue officielle, l’italien de Rome, la langue de l’Etat et de l’Eglise, l’idiome du pouvoir central. Pier Paolo, au moment de s’affirmer, à l’âge de vingt ans, comme écrivain, répudie cet italien de Rome, cette langue du pouvoir, et opte pour le dialecte de sa mère. Casarsa, village du Frioul, à l’extrême nord-est de la péninsule, appartient à peine à l’Italie. Pasolini se sent d’emblée solidaire de la périphérie, des sentiments et des mots de la périphérie. Choix sentimental sans doute, démonstration verbale de l’affection pour la mère, rejet du père autoritaire. Mais aussi choix politique et social, le refuge dans la marginalité géographique et linguistique préfigurant la lutte contre tous les pouvoirs - Etat, Eglise, partis, conformisme, modèle viril - et la solidarité avec tous les exclus.
En publiant en 1954 "La meglio gioventu" (NDR : lire avec un accent grave sur le u) (qu’on pourrait traduire par « La meilleure jeunesse », sans rendre la nuance fruitée du titre), Pasolini entend récapituler ses années de jeunesse dans le Frioul rustique et archaïque de l’avant-guerre, terre bénie qui a conservé intactes jusqu’aux années 1950 ses couleurs et ses vertus. Le recueil comprend les anciennes "Poesie a Casarsa", complétées par une "Suite Furlana" (frioulane) et plusieurs autres séquences. On trouve là certains des poèmes les plus frais, les plus beaux de Pasolini. Il évoque le monde paysan de son enfance, non sans célébrer son éros tourné vers les jeunes garçons. "Le litanie del bel ragazzo", "Danza di Narciso", "A Rosario". Tout est grâce et légèreté encore, émois et frissons de la puberté, jeux d’adolescents, ignorance de la véritable homosexualité. On pense aux bergers de Virgile ou de Théocrite, à Corydon et aux rites innocents de plein air, sous le hêtre mythique de Tityre.

[...] Il n’y a pas jusqu’à la disparition des lucioles qu’il ne déplore, dans un célèbre poème où il accuse les insecticides utilisés pour un meilleur rendement d’avoir éliminé cette parure lumineuse des campagnes. L’Italie a vendu son âme au veau d’or.

Sur ces calamités nationales se greffe le drame individuel de Pier Paolo. En 1949, il vit encore à Casarsa, maître d’école dans un village voisin. Lors d’une fête, il attire de jeunes élèves dans un buisson. Dénoncé pour corruption de mineurs, il est révoqué de son poste, exclu du parti communiste, réduit à la honte du paria. Avec sa mère, qui seule lui reste fidèle, il s’enfuit du Frioul et débarque à Rome en janvier 1950. Cet événement, aux conséquences incalculables, qu’il vit comme l’expulsion du paradis, orientera désormais sa vision du monde. Il y avait « l’avant », cet éden campagnard de l’enfance et de l’adolescence, quand l’Italie était encore fraîche et indulgente aux ébats virgiliens, maintenant il y a « l’après », le monde hostile et pervers des adultes, symbolisé par Rome. Pier Paolo et sa mère sont trop pauvres pour loger dans la ville elle-même. Ils s’installent dans les faubourgs, au milieu du sous-prolétariat que la révolution industrielle agglutine aux portes de l’Urbs.

Ajoutons que, tout en se professant athée, Pier Paolo a reçu de sa mère profondément catholique (à qui il confiera le rôle de la Madone dans son film sur l’Evangile selon saint Mathieu) une imprégnation religieuse qui le marque à jamais. Les poèmes dialectaux de jeunesse fleurent l’encens et la sacristie. Plus tard, dans ses invectives contre le Pape, on relèvera des accents dignes de Savonarole. Or, la pédophilie peut faire bon ménage avec l’Eglise, les jeux avec les garçons s’abriter sous la parole d’amour du Christ. Laissez les enfants venir à moi... Expulsé du Paradis pour le péché innommable stigmatisé par Moïse et saint Paul, Pasolini prend soudain conscience de sa faute : il se découvre coupable. De pédophile gidien, il devient homosexuel. A Rome il poursuit non plus les enfants, mais les brutes musclées des banlieues. Avec une fureur batailleuse qui a pu faire illusion. Certains voient en Pasolini un homosexuel affranchi, qui a revendiqué sa différence. Il n’en est rien. Nulle part dans son oeuvre, ni dans ses livres ni dans ses films il ne s’est déclaré ouvertement. Au contraire, un intense sentiment de culpabilité a continué de le gouverner jusqu’à sa mort. Aucune honte chez lui, assurément ; un penchant audacieux à la provocation ; mais provoquer, c’est encore respecter le pouvoir qui énonce l’interdit. La conscience du péché, le défi à la loi parcourent tous ses poèmes et leur donnent un accent où la fierté se mêle à la douleur, par une contradiction inexplicable sans cette composante chrétienne ou christique.
Masochisme récurrent, dont ses conduites amoureuses fournissent une preuve indiscutable. Pendant vingt-cinq ans, selon Moravia, de son arrivé à Rome à sa mort, il est allé draguer à la gare centrale, dans le milieu le plus dur, le plus dangereux des prostitués de la capitale italienne. Pratique à haut risque, qui expose à se faire voler, rosser - ou tuer. Au début, peut-être, de telles moeurs s’expliquent par les conditions économiques précaires de Pasolini : il n’avait pas de lieu à lui, il était condamné aux amours de rue. Vingt-cinq ans plus tard, c’est un multimillionnaire qui fait monter le jeune Pino Pelosi dans son Alfa-Romeo, Giulia GT. Le Décaméron l’a enrichi. Il possède un château près de Rome et un appartement luxueux à l’E.U.R., le Neuilly de Rome. Emmène-t-il le garçon chez lui ? Non, il partage l’appartement avec sa mère, et, s’il invite parfois ses jeunes amis à déjeuner, faire l’amour dans le nid maternel serait impensable, bien que les chambres à coucher ne manquent pas. Conduit-il Pelosi à l’hôtel ? A-t-il loué ou acheté un studio pour rencontrer ses amants ? Non, il continue à préférer les lieux les plus laids, les plus inconfortables, les moins faits pour l’amour.
[..] Dès 1944, le poème frioulan "Le jour de ma mort" indique l’obsession majeure et le désir secret de Pasolini : tomber mort, en chemise claire, encore jeune, sous le regard d’un garçon frisé.