Perspective socio-historique du Travail Social
au Québec
par Doris Lavoie, Juin 1996
Table des Matières
INTRODUCTION
CONCLUSION
LISTE DES RÉFÉRENCES
INTRODUCTION
L'accessibilité universelle aux services sociaux n'est pas apparue
du jour au lendemain mais a dû franchir plusieurs étapes à
mesure que la conscience sociale du pays se développait. De ses
débuts à caractère confessionnel, à ses lettres
de noblesse professionnelles et même jusqu'à sa déprofessionnalisation,
le travail social s'est développé parallèlement aux
conjonctures socio-politiques en place. L'évolution rapide qu'a
connue la société québécoise a été
accompagnée de transformations sociales importantes, dans un laps
de temps très court. Ces mutations ont entraîné des
répercussions sur la santé et le bien-être de tous.
Les responsabilités du secteur privé et celles de l'État
ont considérablement varié au cours des époques. Comme
le souligne d'ailleurs Bertrand, "l'histoire de
l'intervention de l'État dans les services sociaux et les services
de santé est composée de tentatives successives faites depuis
des décennies pour répondre le plus adéquatement possible
aux besoins de la population et décider en conséquence de
l'allocution des ressources." (1988, p. 261)
Ce travail débute donc par un historique succinct de l'avènement
des politiques sociales au Québec avant la deuxième guerre
mondiale, puis pendant la difficile période du règne de Duplessis.
Il fait ensuite le point sur les nombreux changements apportés au
tissu social québécois avec la révolution tranquille,
suivie par le Rapport Boucher, la commission Castonguay-Nepveu et la commission
Rochon.
Enfin, parallèlement à cette démarche, j'ai également
tenté de raccrocher chacune de ces périodes socio-historiques
au développement de la pratique sociale au Québec et à
celui de la profession de travailleur social.
1 - Des débuts à
1939
1.1
L'environnement socio-politique et ses acteurs
On peut identifier comme précurseurs à l'émergence
d'une préoccupation sociale dans l'Antiquité : les Romains,
à qui on doit les premières infirmeries ; les Grecs, qui
étaient assujettis à leur Loi de l'hospitalité ; les
Juifs et leur Deutéronome qui prônaient assistance aux malades
et aux pauvres ; et finalement les premiers Chrétiens qui ont apporté
les concepts d'amour et de charité pour leur prochain.
Ce n'est cependant qu'au 19e siècle avec l'avènement des
«Poor Laws» au Canada anglais (1830) et la création
du Bureau des pauvres au Québec (1834) que les premières
interventions de «service social» sont apparues chez nous.
La rébellion des Patriotes de 1837-38 et l'avènement de l'urbanisation
ont de plus «forcé la main» au gouvernement du bas-Canada
à institutionnaliser certaines interventions à caractère
social avec l'ouverture des premiers asiles pour aliénés.
"En effet, la naissance de l'asile en Occident est liée à
l'accroissement de l'indigence urbaine engendrée par l'industrialisation
[et la crise agricole au bas-Canada] et la transition au capitalisme [...]
les mieux nantis entreprirent d'ordonner et de catégoriser le monde
de la misère urbaine, afin d'exercer, sur les classes «dangereuses»,
un contrôle plus efficace." (Cellard
et Nadon, 1986, p. 348)
Il faut également se rappeler que "l'élite économique
montréalaise était à l'époque, en majeure partie,
composée de canadiens d'origine anglaise." (ibid. p. 365) L'élite
francophone quant à elle était dominée par le clergé
et, comme le précise Wallot, leur définition
de l'aliénation allait de l'impiété, à l'hérésie
ou même à la possession. (1979, p. 103) De plus, "les élites
catholiques n'ignoraient pas les notions modernes de réforme sociale,
mais dans le domaine de la charité, l'Église avait le monopole
de l'initiative." (Copp, 1978, p. 137)
"Dans la société québécoise traditionnelle
d'avant les années 1920, l'assistance repose en majeure partie sur
la famille, le voisinage et la paroisse [...] Les organismes et associations
d'entraide sont soutenus par des bénévoles et prennent place
au sein de la paroisse : Société St-Vincent-de-Paul et oeuvres
de patronage." (Groulx, 1993, p. 31)
Au sortir de la première guerre mondiale, la première intervention
significative de l'État québécois fut la Loi de l'assistance
publique de 1921 qui venait en aide aux organismes de charité en
assurant les frais d'hospitalisation pour les pauvres et les démunis,
soutenant ainsi, de façon indirecte, le financement des hôpitaux.
Quelques années plus tard la société doit faire face
à la crise économique de 1929, "qui provoque la réaction
en chaîne d'une série de catastrophes : un taux de chômage
très élevé, des faillites d'entreprise, une économie
en chute, des migrations forcées vers les villes... La pauvreté
frappe à maints endroits, accompagnée des problèmes
d'analphabétisme et de mortalité infantile." (Doucet
& Favreau, p. 38) Cette crise économique fit ressortir l'ampleur
des problèmes sociaux. De fait,
"Le problème social le plus important était la pauvreté,
une pauvreté généralisée, engendrée
par les bas salaires et le chômage. L'assistance directe empêchait
les individus de mourir de faim, mais la fraction marginale de la classe
ouvrière qui était régulièrement en contact
avec les organismes de charité n'obtenait souvent que «l'aumône
d'un bon conseil» ; on l'aidait rarement à atteindre la sécurité."
(Copp, 1978, p. 138)
La Loi des unités sanitaires fut adoptée en 1933 pour suppléer
au manque des ressources des municipalités dans le domaine de la
santé publique. Les unités sanitaires furent administrées
jusqu'à la fin des années 60 par le ministère de la
Santé, lui-même créé en 1936.
1.2 Les
débuts de la pratique du travail social
"Depuis leurs tout débuts vers la fin du 19e siècle, les
services sociaux se sont surtout attaqués aux problèmes les
plus flagrants des individus et des familles : la pauvreté, la misère
sous toutes ses formes, les handicaps physiques et mentaux sont devenus
la cible principale de leurs interventions" (Perron,
1986 p. 34 cité par Mayer & Laforest, 1990, p. 14)
Avec entre autres l'avènement de la Loi des Pauvres et celui
des Charity Organization Society (COS) qui procédaient par enquête,
fichiers et études de cas, est apparue au Canada anglais une approche
plus scientifique à la charité. "L'enquête est revendiquée
comme une nouveauté dans le champ de la philanthropie car le secours
ne vise plus la sanctification du donateur mais doit être rationalisé,
d'où une investigation cas par cas pour déterminer les besoins
précis de chacun." (Groulx, 1993, p. 24)
Les COS étaient cependant l'objet de critiques, comme en fait foi
l'intervention de Copp, "les travailleurs de la COS
réussissaient parfois à rassembler des données sur
la pauvreté, mais pour plusieurs, les enquêtes fouillées
des travailleurs sociaux sur des cas individuels aboutissaient à
rechercher surtout qui était «digne» d'assistance plutôt
qu'à planifier des réformes positives." (1978, p. 127) D'ailleurs,
de professer que les causes profondes de la pauvreté étaient
de nature individuelle et qu'il fallait également démasquer
les pauvres «non méritants» parmi les «méritants»,
était un des paradigmes les plus contestés des COS. Cependant,
parallèlement aux COS, sont apparus peu de temps après, les
«Settlements», qui sont les précurseurs du travail social
communautaire où de jeunes travailleurs sociaux bourgeois, issus
des premières écoles de travail social (Columbia-1900, McGill-1914,
Toronto-1918) prodiguaient leurs services dans les quartiers populaires
et défavorisés.
En plus de l'influence exercée par l'Angleterre et la France,
le cheminement théorique du travail social au pays n'était
pas insensible à ce qui ce faisait aux États-Unis. D'ailleurs
les grands mouvements et les modèles théoriques développés
chez nos voisins du sud tels le modèle écologique de Chicago
(fin années 1920-début années 1930) et le culturalisme
(fin années 1930) ont exercés une influence certaine car
plusieurs acteurs importants de l'avènement des premières
écoles de service social francophones ont été formés
aux États-Unis.
Le service social de ce temps était essentiellement féminin.
L'esprit de charité et l'omniprésence des valeurs catholiques
ont d'ailleurs beaucoup influencé la première école
de service social au Canada français qui fut fondée en 1932
par Sr Marie Gérin-Lajoie. "On situait, à cette époque,
le service social en continuité avec les oeuvres de miséricorde
spirituelle et corporelle. On l'identifiait au samaritanisme moderne."
(Groulx, 1993, p. 14) À peu près à
la même époque naissait la Fédération canadienne-française
d'oeuvres de charité, une sorte de COS québécoise.
2 - La période
de 1940 à 1962
2.1
L'environnement socio-politique et ses acteurs
Jusqu'à la Révolution tranquille du début des années
60, la société québécoise était caractérisée
par un mode de vie traditionnel et une économie axée sur
l'exploitation des ressources naturelles, dont le contrôle échappait
en grande partie à la majorité francophone. L'Église
occupait toujours une place centrale dans la vie collective. "La structure
diocésaine avait force de loi dans les services sociaux, du fait
de la puissance des évêques particulièrement jaloux
de leur autonomie respective." (Perron, 1984, 3e p.)
Cette période fut d'ailleurs caractérisée par son
conservatisme avec la réélection de Duplessis en 1944 qui
fut Premier ministre jusqu'à sa mort en 1959.
Néanmoins, en 1945, le gouvernement fédéral votait
la Loi des allocations familiales et, comme le soulignait le rapport Castonguay-Nepveu,
la mise en place de ce régime a probablement servi, à cette
époque, "d'incitation à la constitution, sur la majeure partie
du territoire du Québec, d'organismes de services sociaux. Cette
décision confiait aux agences sociales l'administration des allocations
familiales versées pour les enfants placés hors de leur foyer,
à condition que ces agences exercent sur eux une certaine surveillance."
(p. 57)
En 1951, étape importante en matière de reconnaissance
du droit des enfants, la Loi sur la protection de la jeunesse substituait
l'autorité juridique à l'autorité paternelle lorsque
la protection des enfants, face à des sévices moraux ou physiques,
était en jeu. Quant au programme national et universel d'assurance-hospitalisation,
il fut mis en place par le fédéral selon le modèle
de la Saskatchewan vers la fin des années 1950. Ce programme représente
la première véritable politique de services dans le secteur
de la Santé, il fut adopté par le Québec en 1961 avec
la prise du pouvoir par les libéraux de Jean Lesage. C'est le début
de la révolution tranquille à laquelle les services sociaux
n'ont
pas échappé bien que les réformes n'aient pas apparues
aussi rapidement que dans d'autres champs de l'activité gouvernementale.
(Vaillancourt, 1991, p. 188)
2.2 La
pratique du travail social : de Duplessis jusqu'au début de la Révolution
tranquille
Durant les années 40, certaines agences de service social créées
par l'Église reçurent reconnaissance et financement par l'État.
"De fait, la plupart des services sociaux diocésains ont vu le jour
et se sont organisés durant la période 1940-1960." (Perron,
1984, 2e p.) Cette période a également vu s'affirmer
les écoles francophones de service social à Montréal
et à Québec. On voit donc apparaître la première
vague de travailleurs sociaux professionnels sur le marché du travail
au Québec. Ainsi,
"sans aucun doute, le service social diocésain a-t-il suscité
des oppositions, au Québec et ailleurs. Il a connu de sérieux
adversaires : ceux qui trouvaient trop rigides sa structure ecclésiale
et son idéologie confessionnelle ; ceux qui lui reprochaient l'extension
démesurément large accordée au concept «service
social» ; enfin, ceux qui n'appréciaient pas l'idée
de «vocation» prêchée en opposition à la
laïcisation." (Perron, 1984, 6e p.)
Néanmoins à cause des facteurs sociaux expliqués plus
tôt, l'assujettissement au pouvoir de l'Église s'est poursuivi
jusqu'à la fin du régime Duplessis (1959). D'ailleurs
Groulx
apporte un bémol à cette perception professionnelle des
débuts du travail social :
"Contrairement à l'interprétation courante, la naissance
des services sociaux au Canada français, à la fin des années
30, ne nous apparaît pas comme une réponse fonctionnelle et
professionnelle aux besoins sociaux, mais correspond à la mise en
place d'un nouveau dispositif de contrôle et de moralisation des
classes populaires, appuyé par les groupes sociaux dominants de
l'époque, la bourgeoisie et le haut clergé." (1993, p. 13)
On peut constater vers la fin des années 1950 que "l'alliance entre
le gouvernement et l'Église catholique ne parvient cependant pas
à contenir le développement d'une pensée sociale de
plus en plus laïcisante, qui réussit progressivement à
ébranler le statu quo pour finalement mettre en place les conditions
nécessaires à l'émergence de la Révolution
tranquille." (Doucet & Favreau, p.
40) Cette pression vers la laïcisation de la pratique sociale
s'est d'ailleurs concrétisée en 1960 avec la naissance et
la reconnaissance officielle et légale de la Corporation des travailleurs
sociaux du Québec.
3 - La période
de 1963 à aujourd'hui
3.1
L'environnement socio-politique et ses acteurs
En 1963, le dépôt du Rapport Boucher sur l'assistance publique
marquait le début d'une stratégie beaucoup plus interventionniste
de l'État en établissant les limites auxquelles faisaient
face les organismes privés. Les recommandations du rapport Boucher
amenèrent la création du ministère de la famille et
du bien-être social en 1965, lequel a permis de mieux planifier et
organiser les interventions de l'État.
Le tissu socio-économique du Québec a connu, pendant les
années 1960-1990, des transformations profondes et le peuple a eu
à relever plusieurs défis, pendant cette époque qui
fut plus tard appelée «Révolution tranquille»,
pour réussir à secouer le fatras imbu de fatalisme dans lequel
la religion catholique, la domination de la classe dirigeante anglophone
et le duplessisme se complaisaient à l'y laisser. Néanmoins,
on peut affirmer qu'au cours de cette période le Québec a
au moins réussi à se sortir d'un certain marasme socio-économique
bien reflété par l'intervention du président du Canadien
National de l'époque qui, "au début des années soixante,
affirmait qu'il était incapable de nommer un canadien-français
à son conseil d'administration parce qu'il n'en connaissait pas
un d'assez compétent en affaires pour occuper ce poste." (Fréchette,
1992, p. 38).
La Loi de l'aide sociale fut adoptée en 1969 ; elle avait pour
but de délaisser l'aspect assistance financière afin de se
concentrer sur le professionnalisme des interventions. Le mandat de la
commission Castonguay-Nepveu (1966-72), quant à lui, consistait
à faire l'examen des différents aspects de la santé
et du bien-être social au Québec. Seule une approche holistique
pouvait circonvolutionner cette tâche. D'ailleurs, comme le souligne
Bertrand
:
"la rationalisation et la démocratisation des services passaient
par l'universalité d'accès, la médecine globale, la
complémentarité des services, la prévention des maladies
et des inadaptations sociales, l'action communautaire, la participation
des usagers et des travailleurs à l'organisation des services, la
décentralisation des processus de décision, l'insertion des
services dans les communautés locales et la multidisciplinarité."
(1988, p. 267)
Suite à une partie des recommandations de la Commission Castonguay-Nepveu,
le gouvernement québécois adopta, en 1970, la Loi et le régime
universel d'assurance-maladie afin de réorganiser en profondeur
le système de santé et des services sociaux, d'ailleurs appuyé
en 1972 par la Loi sur les services de santé et les services sociaux.
Pour faire suite aux autres recommandations du rapport de Castonguay-Nepveu,
une réforme syncrétique du système de santé
et des services sociaux a été entreprise. Ainsi, le Code
des professions, la Loi de la protection de la santé publique et
la Loi de la protection du malade mental, furent adoptés de façon
univoque entraînant plusieurs changements sociaux importants :
-
- accessibilité universelle des services sociaux et de santé
;
-
- création du ministère des Affaires sociales (MAS), des
centres locaux de services communautaires (CLSC), des centres de services
sociaux (CSS), des départements de santé communautaire (DSC)
et des conseils régionaux de la santé et des services sociaux
(CRSSS);
-
- création également de l'Office des professions du Québec
;
-
- participation garantie des usagers et des travailleurs au sein des différents
conseils d'administration et au bureau des corporations professionnelles.
De population essentiellement agraire au début du siècle,
le Québec s'était rapidement industrialisé et urbanisé
depuis. De plus, le visage de la main d'oeuvre québécoise
avait commencé à changer au milieu des années 60 avec
l'avènement en masse des femmes sur le marché du travail
suivi un peu plus tard par celui des premiers «baby boomers».
Parallèlement à cette poussée économique, est
apparue la montée du concept de l'État-providence. Cette
approche interventionniste de l'État se trouvait ainsi justifiée
car :
"L'État devait stimuler l'économie en récession
et la ralentir quand sévit l'inflation, [...] stimuler la croissance
économique, redistribuer le revenu des riches aux pauvres, produire
certains biens considérés trop importants du point de vue
social pour être produits par le secteur privé, édicter
les règles de fonctionnement des marchés par sa réglementation
et, enfin, protéger la personne et la propriété."
(Fréchette p. 35)
Les années de vaches grasses de 1960-1975 ont vu le gouvernement
s'impliquer dans toutes les facettes de l'économie, ce qui a engendré
la multiplication des ministères et d'importantes augmentations
du nombre de fonctionnaires. Le système et le climat politique en
place favorisaient ainsi l'augmentation des dépenses publiques.
"En l'espace de 10 à 15 ans, le Québec s'est doté
d'un système d'éducation, d'hôpitaux, de soins de santé
et de services sociaux de nature publique (aide sociale, allocations, familiales,
régimes de rente, assurance chômage, assurance automobile,
accidents de travail, formation professionnelle et aide aux parents), essentiellement
gratuit et accessible à toute la population." (Ibid,
p. 36)
Comme on peut le constater, les réformes énoncées
plus haut (Castonguay-Nepveu) représentent encore de nos jours l'essentiel
des politiques sociales en place au Québec. De plus, comme le précise
Fréchette
(1992, p. 269), seules certaines initiatives spécifiques en
réaction à des problématiques précises ou visant
une clientèle particulière ont été adoptées
depuis. En plus du programme d'assurance-médicaments et de celui
des soins dentaires, certaines lois telles celles protégeant les
droits des handicapés (1978), la protection de la jeunesse (1979),
l'assurance-automobile, la santé et la sécurité du
travail (1979) et celles des jeunes contrevenants (1984), se sont ajoutées
à l'adoption de politiques sociales dans les domaines du maintien
à domicile (1979), de l'enfance en difficulté d'adaptation
et d'apprentissage, des femmes victimes de violence, de périnatalité
(1973) et dans le secteur de la santé mentale et de la psychiatrie.
Avec les premiers chocs pétroliers de 1973 et 1979, le Québec,
comme tout l'Occident, a alors vu sa croissance économique considérablement
ralentir et se détériorer au tournant des années 1980.
L'État s'est aperçu que ses ressources étaient de
plus en plus sollicitées et qu'il se devait de faire le point afin
de bien stérer ses besoins et d'évaluer la pertinence et
la portée de son intervention.
Avec les années 1980 le marché du travail se transforme
également : les impératifs de productivité conduisent
à la spécialisation des tâches et à la rationalisation
de la main-d'oeuvre au sein des entreprises. Les emplois dits «précaires»
(temps partiel, travail occasionnel, à contrat, à la pige)
se multiplient et le taux de chômage se maintient au-dessus de 10
p. cent. De nouvelles formes de pauvreté apparaissent, entraînées
par les mutations du marché du travail, mais également par
la dislocation des familles. C'est pour répondre à ces nouveaux
défis que la Commission Rochon (1985-88) fut créée
: "Malgré la conjoncture économique des dernières
années et la sérieuse crise des finances publiques que celle-ci
a contribué à engendrer, le Québec a réussi
à maintenir l'essentiel des acquis des deux dernières décennies
: un réseau de services de qualité, accessibles et équitables."
(Rochon, 1988, p. 398)
Ainsi, sans faire le panégyrique des réalisations de l'État
en matière de politiques sociales, la Commission Rochon en dresse
tout de même un bilan assez positif, en relevant certaines pistes
que l'État se doit d'explorer afin de répondre aux besoins
des citoyens. Une de ces pistes est la reconnaissance des organismes communautaires.
La réforme Côté qui suivra, y attache d'ailleurs une
importance particulière en reconnaissant, par la loi 120, les organismes
communautaires comme partenaires. Cependant, comme le souligne Caillouette,
"La restructuration de l'organisation des services de santé
et des services sociaux est certes une tentative de récupération
des dynamismes communautaires par l'État. [...] On peut en effet
présumer que la loi 120 a subi l'influence de la critique socio-communautaire
de l'État, mais que ce désir de faire place à un communautaire
autonome s'est estompé devant une volonté beaucoup plus forte
de maintenir et de raffiner le contrôle étatique sur le social."
(1992, pp. 124-125)
3.2 La
pratique du travail social au cours des 35 dernières années
Avec le début des années 1960, le volet communautaire,
à travers les animateurs sociaux qui ont développé
de nouvelles approches d'intervention dans les milieux populaires et défavorisés,
commence à prendre beaucoup plus d'importance. Le thème de
la participation des citoyens devient central. En fait, deux stratégies
d'intervention se dessinent :
"Pour les libéraux, la lutte à la pauvreté passe
par une stratégie des services, définis en termes d'instruments
indispensables pour réaliser l'intégralité des chances.
Pour que ces services sociaux soient vraiment efficaces il est nécessaire
d'y introduire la participation des pauvres eux-mêmes à ces
services. [... Pour les social-démocrates par contre,] on vise ici,
par la participation des pauvres définis comme citoyens, à
instaurer une démocratie de participation dont les services sociaux
seraient un des mécanismes constitutifs." (Groulx,
1993, p. 78-79)
La sortie du Rapport Boucher en 1963 est très importante pour les
travailleurs sociaux "parce qu'il fait une large place à la reconnaissance
du rôle privilégié des institutions du service social,
d'une part, et parce qu'il a comme effet de renforcer l'image professionnelle
des travailleurs sociaux et leur statut de «spécialistes»
des questions de bien-être." (Renaud cité
par Caron-Gaulin, 1985, p. 23) Il recommande également la division
des responsabilités d'aide morale (Services sociaux) et d'aide financière
(Sécurité du revenu).
On ne peut également passer sous silence l'apport au développement
social communautaire du BAEQ (Bureau d'aménagement de l'Est du Québec)
qui a longtemps servi de modèle de concertation et de partenariat
socio-économiques entre les acteurs gouvernementaux, municipaux
et la population de cette région. Un autre exemple de développement
communautaire est la création du COM (Conseil des Oeuvres de Montréal
), "qui occupe un rôle de premier plan dans l'émergence de
l'action sociale comme autre forme d'organisation communautaire" (Doucet
& Favreau, p. 44) et la création de comités de citoyens,
combinée à l'apparition des premières maisons de quartier.
(Caron-Gaulin, 1985, p. 24)
L'État n'est cependant pas laissé pour contre, preuve
en est d'ailleurs car une étape importante de l'engagement de l'État
: les premiers CLSC, sont implantés en 1972. Initialement,
"Les pratiques communautaires mises de l'avant vont s'inspirer de différents
courants, notamment, l'analyse des classes sociales (le marxisme), la négociation
conflictuelle (Saul Alinsky) et la conscientisation (Paulo Freire). Dans
les CLSC, cette pratique de réforme sociale se déploie dans
plusieurs secteurs tels le logement, les loisirs, l'éducation populaire,
la protection du consommateur, la défense des assistés sociaux,
la santé communautaire, les garderies ..." (Doucet
& Favreau, p. 51)
On peut cependant remarquer aujourd'hui que le climat de travail en CLSC
s'est beaucoup institutionnalisé :
"Cette nouvelle formulation de l'organisation communautaire en CLSC
fait désormais moins penser à l'intervention sociale de type
grassroot et davantage à la promotion de programmes visant des clientèles
cibles dans une optique de partenariat avec des groupes communautaires
de service plutôt que la promotion de meilleures conditions de vie
selon les visées des groupes populaires de pression." (Ibid.,
p. 53)
Les travailleurs sociaux quant à eux, se voient assignés
aux CLSC pour faire de l'intervention sociale générale mais
se retrouvent surtout dans les CSS, formés suite au regroupement
d'anciennes agences, pour se consacrer à l'intervention spécialisée.
(Caron-Gaulin, 1985, p. 26) Un autre effet
qu'a eu la réforme Castonguay-Nepveu sur la pratique sociale est
l'émergence d'orientations quelque peu divergentes telles : une
orientation technocratique en réponse à l'étatisation
et à l'apparition d'une culture organisationnelle dominante ; une
orientation militante, qui s'affirme à travers l'activisme de ses
membres ; et une orientation professionnelle qui est le fait des travailleurs
sociaux surtout masculins ayant des responsabilités de gestion.
(Groulx, 1993, p. 151) "Il serait très intéressant
d'étudier l'impact qu'a eu sur le service social, défini
et développé en grande partie par des femmes, l'emprise massive
des hommes sur l'application d'un modèle de gestion des services
sociaux conçus par d'autres hommes qui n'étaient même
pas du domaine." (Caron-Gaulin, 1985, p. 26)
Suite aux recommandations de la Commission Rochon, de l'adoption de
la loi 120, du désengagement social et financier du gouvernement
fédéral avec la loi C-76 sur le TCSPS (Transfert canadien
en matière de santé et de programmes sociaux) et l'élection
du Parti québécois, avec justement le Dr Jean Rochon comme
ministre de la santé et des services sociaux, un climat de rationalisation,
pour ne pas dire d'austérité, s'impose.
"Le changement de cap qui s'est amorcé au cours des années
1980 a créé un certain désarroi chez les intervenants
sociaux. Si, avant la réforme des années 1970, ces derniers
avaient l'impression que la pratique professionnelle déterminait,
du moins en partie, la structure organisationnelle de distribution des
services, ils ont maintenant le sentiment que nous sommes présentement
rendus à la situation inverse, à savoir que désormais
c'est la structure organisationnelle qui détermine pour une bonne
part la pratique professionnelle." (Mayer, 1994, p.
1030)
Aujourd'hui, plus de 750 établissements offrent des services de
santé et des services sociaux dans quelque 2 000 centres de services.
On dénombre cinq formes de centres de services :
-
- les centres locaux de services communautaires (CLSC) ;
-
- les centres de protection de l'enfance et de la jeunesse (CPEJ) ;
-
- les centres de réadaptation (CR) pour personnes alcooliques et
autres personnes toxicomanes, pour jeunes en difficulté d'adaptation,
pour mères en difficulté d'adaptation, pour personnes présentant
une déficience physique ou intellectuelle ;
-
- les centres d'hébergement et de soins de longue durée (CHSLD)
;
-
- les centres hospitaliers (CH) de soins généraux, spécialisés
ou psychiatriques
Les groupes communautaires jouent également un rôle de premier
plan auprès de plusieurs clientèles. En 1993-1994, près
de 2 000 d'entre eux ont été subventionnés par le
Ministère et les régies régionales de la santé
et des services sociaux. (Rochon, 1995, p.
4)
"Ce nouveau partenariat entre les services sociaux formels et les aidants
naturels participe d'un décentrage de l'intervention publique par
la voie d'une réallocation des ressources et des investissements
résultant autant du constat des limites des interventions institutionnelles
ou professionnelles que de celui de la crise des finances publiques." (Groulx,
1994, p. 1048)
En réponse à cette nouvelle réalité socio-économique
Groulx a identifié trois modèles d'intervention et/ou d'action
sociale qui se disputent présentement le terrain :
-
le modèle socio-institutionnel qui n'est pas nouveau et qui
fut surtout développé avant la crise économique. Il
représente une réponse institutionnelle et universelle aux
besoins sociaux ;
-
le modèle néo-libéral, qui profite du vent
de droite actuel, propose que l'État n'a plus les moyens et que
l'aide étatique devrait se limiter aux plus démunis, en privatisant
le reste et en laissant les lois du marché fixer la réponse
aux besoins sociaux ;
-
et le modèle socio-communautaire qui prône également
le désengagement de l'État mais au profit des communautés
afin de solidariser le dynamisme des collectivités et développer
des réseaux naturels d'entraide. (1993, pp. 259-291)
Il semble cependant qu'à la lumière des récents développements
socio-économiques, une combinaison des deux derniers (néo-libéral
et socio-communautaire) veuille s'imposer lentement mais sûrement.
Reste à voir si les travailleurs sociaux (est-ce que la Corporation
survivra ?) et la société (les nouveaux co-participants/utilisateurs)
sauront s'adapter à ces changements importants.
Conclusion
La situation actuelle n'est donc pas une sinécure car le Québec
doit réussir à mobiliser les énergies collectives
et à faire converger leurs efforts de façon à maintenir
l'essentiel des acquis des dernières décennies. Se doter
d'une politique globale de la santé et de services sociaux devient
alors rapidement une condition sine qua non au bien-être de tous
les Québécois.
"Hier, on a rebaptisé les agences sociales «CSS»,
les maisons de quartier «CLSC» ; aujourd'hui, on rebaptise
les CRSSS «régies régionales», les CSS «centres
de protection de la jeunesse» ; on veut revitaliser les mécanismes
de participation et de partenariat qui ont échoué sous la
réforme Castonguay-Nepveu ; mais jusqu'à présent l'essentiel
des réformes s'est résumé dans des changements de
structures administratives et des transferts de responsabilités."
(Mayer, 1994, p. 1030)
Devant le rigorisme des réformes Harris en Ontario et Klein en
Alberta, le Québec saura-t-il se distinguer ou sera-t-il emporté
par cette vague de droite ? Est-ce que la labilité de notre système
actuel est telle que nous devons nous résigner à faire face
à l'émergence d'un système social calqué sur
le modèle américain où, au nom des libertés
individuelles, la solidarité est oubliée et l'écart
entre les très riches et les très pauvres ne cesse d'augmenter
? Ou retournerons-nous aux valeurs "diocésaines" traditionnelles
de fraternité et d'entraide mais sans l'aspect religieux ?
Je crois que le Québec est à un tournant des plus importants
de son histoire. Des choix politiques et sociaux s'imposent et les Québécois
doivent éviter de se perdre en ratiocinations et trouver des solutions
concrètes mais humanistes afin de relever les importants défis
collectifs qui se présentent à l'aube du prochain millénaire.
LISTE DES RÉFÉRENCES
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leur rôle, leur avenir, sous la direction de Vincent Lemieux, Les
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