Etude des processus de la création | Roman de Fauvel de Chaillou de Pesstain - fr.146 |
Introduction
Philippe le Bel meurt en 1314, au bout d'un règne marqué par la guerre contre la Flandre, l'éradication des Templiers et un conflit incessant avec la papauté. On retiendra surtout l'interminable querelle entre le roi et Boniface VIII, l'emprisonnement du souverain pontife et l'élection d'un partisan de Philippe le Bel à la tête de l'Eglise catholique: Clément V. De 1309 à 1377, la papauté demeurera assujettie à la couronne française et pour ainsi dire assignée à résidence au palais d'Avignon. Le fils de Philippe le Bel, Louis X le Hutin, lui succède. Il régnera deux ans, dans un climat de troubles provoqués par la noblesse. Fortement influencé par son oncle, Charles de Valois, il renforce les privilèges des grands du royaume, sans pour autant parvenir à maîtriser l'agitation politique. Son fils posthume ne survit pas. C'est finalement le second fils de Philippe le Bel, Philippe V, qui prend le pouvoir le 19 novembre 1316 après quatre mois de régence.
L'instabilité politique, les revendications des nobles et les querelles religieuses, tout concourt à l'agitation des idées dans les milieux parisiens. En 1314, Gervais du Bus, clerc à la chancellerie royale, termine le second livre du Roman de Fauvel, une uvre satirique qui vise la corruption au sein du clergé et de la noblesse. Ce texte aura suffisamment de succès pour être encore copié au XVème siècle. On en conserve aujourd'hui douze manuscrits dont un contient une mise en musique orchestrée par un certain Chaillou de Pesstain, peut-être assimilable à Raoul Chaillou, clerc du roi lui aussi. Ce manuscrit, le fr. BN146, date de 1316. Il présente deux interpolations textuelles qui totalisent presque trois mille vers ainsi que cent soixante-huit pièces musicales liturgiques et profanes. La musique n'a certainement pas été composée par Chaillou de Pesstain lui-même. Plusieurs motets, en particulier, sont attribués à Philippe de Vitry. La facture luxueuse du BN146 - trois colonnes par page, des miniatures en grand nombre - indique qu'il devait être destiné à quelque riche personnage de la capitale.
Le BN146 est une véritable recréation du Roman de Fauvel. Il s'avère qu'on ne peut appréhender pleinement le projet artistique et idéologique du roman remanié si l'on sépare les deux aspects littéraire et musical de l'uvre. Ce mode de lecture conduirait - et a déjà conduit - à ne voir en la musique qu'un ornement du texte. Or, les cent soixante-huit pièces qui accompagnent le roman contribuent à tous les degrés au travail de recréation. Le but de cette étude est de montrer ce que l'interpolation a apporté au texte de Gervais du Bus en termes de structure globale, de rapport au public, et surtout comment un imaginaire particulier est venu se greffer sur une uvre existante. Il ne s'agit en aucun cas d'une étude comparatiste. Nous nous sommes appuyée sur les théories anthropologiques et poétiques de l'imaginaire qui veulent que toute création soit un retour aux origines. Le texte de Gervais est surtout senti comme un matériau de base pour le BN146, en quelque sorte une image déformable dont Chaillou a fait la pierre d'angle de son imaginaire.
Il fallait d'abord s'intéresser à la structure du BN146, qui a été fréquemment critiquée par nos contemporains. La profusion des pièces musicales a trop souvent été qualifiée de simple anthologie, soi-disant inadaptée au récit et à l'architecture du Roman de Fauvel. Nous essaierons de montrer qu'en réalité, l'interpolation a fait passer le premier livre d'une monophonie textuelle à une polyphonie où littérature et musique évoluent en parallèle. L'architecture générale du texte s'est enrichie d'une dimension nouvelle. Fortune, personnage central du roman, fait de sa roue un principe générateur pour la succession des pièces musicales. Le second livre, quant à lui, a subi l'influence narrative des deux interpolations textuelles. Les emprunts à la tradition romanesque ainsi que l'apparition de personnages parlant et chantant font basculer le Roman de Fauvel du discours au récit, du rhétorique au narratif.
La présence de musique, associée à la narrativisation de l'uvre, pose le problème de la représentation et par conséquent de la théâtralité du texte remanié. Pour cerner le projet artistique et social du BN146, il faut confronter le Roman de Fauvel aux réalités de l'époque en matière de littérature théâtrale et de mise en scène. Il s'agit de se replacer dans la matérialité même du fait dramatique. Le théâtre, en effet, n'existe réellement qu'à la représentation. Tenter de reconstituer l'action du Roman de Fauvel, c'est appréhender une part de son imaginaire et donc se faire une vision plus complète de l'uvre. La création dramatique ne se termine qu'après être passée par l'acteur, dans le lieu théâtral, après avoir été assimilée par le spectateur. Au-delà du texte brut, il faut donc essayer d'étudier le mécanisme de la représentation, de l'acteur à l'auditoire.
Cela dit, l'essence de la création est bien dans l'écriture; le mot et la note. Pour comprendre le projet de Chaillou de Pesstain, nous avons choisi une approche par l'imaginaire qui permet une étude globale du texte littéraire et de la musique, au-delà des différences de notations ou de théories. Ici, nous avons réduit le corpus aux seules pièces musicales françaises, d'abord par souci pratique, mais également parce que ces pièces ont été composées spécialement pour accompagner le Roman de Fauvel, contrairement aux pièces latines dont une grande part est tirée d'un répertoire existant. En fait, le corpus musical français est le seul lieu où les interpolateurs aient eu une complète liberté de création. Afin d'appliquer à la musique les théories anthropologiques et poétiques de l'imaginaire, il a fallu préciser les notions et le vocabulaire en amont de notre étude. Pour ce faire, nous avons utilisé les écrits d'Ernest Ansermet qui, certes, ne se sont jamais réclamé des théories sur l'imaginaire, mais qui appuient en de remarquables équivalences tout ce qui a été dit par les poéticiens. Enfin, cette étude tient compte des traditions littéraires, musicales et théoriques de l'époque. Le Roman de Fauvel est le texte fondateur de l'Ars Nova; il inclut les dernières innovations en matière de notation et de rythme, offre une place importante à la musica ficta. Cette conquête devait revêtir suffisamment d'importance aux yeux de ses précurseurs pour prendre une place à part dans l'imaginaire du roman. Nous verrons comment les convictions théoriques du musicien se sont pliées aux schèmes et thèmes primordiaux.
De manière ultime, il s'agit de faire ressortir un espace-temps global, lieu privilégié de la création et du récit, où musique et texte ont un même dessein. Le sens du texte, c'est-à-dire son symbolisme, l'ouverture sur son propre au-delà, ne peut s'appréhender qu'au travers d'un univers complet où les sensations coexistent.
Table des abréviations
Par commodité, nous avons emprunté la plupart de nos abréviations à Emilie Dahnk. En voici la liste:
N.B.: Pour permettre un meilleur retour aux références, la numérotation de nos deux premiers chapitres renvoie au livre d'Emilie Dahnk tandis que la numérotation du troisième emprunte aux Monophonic Songs de Tischler et Rosenberg.
N.B.2: Les vers notés "La" renvoient à l'édition de l'interpolation par Arthur Langfors.