Paysage nocturne
Peu à peu, l'obscurité s'installa dans la métropole. Ce soir, on ne voit pas la lune. Elle cache sa faible lueur derrière les nuages. Elle ne veut pas qu'on la voie. L'astre du mystère, maître des marées, a fait son oeuvre.
L'artère principale toujours achalandée à cette heure est déserte. Les voitures et les autres véhicules motorisés, fauves de la route, se sont terrés dans leur tanière. La masse humaine, envahissant les trottoirs, est une marée toujours haute à cette heure mais une influence inconnue inversa les tables de marée si bien que l'on se retrouve en présence d'une marée basse. En réalité, il n'y avait personne dans la rue, aucune marée. Tout est calme, paisible et endormi. Qu'est-ce qu'il se passe?
En regardant de part et d'autre dans la rue, une petite ruelle attire notre regard. Celle-ci était éclairée par un réverbère où la lumière jaunie d'une ampoule couverte d'une couche d'huile laissée par l'équipe d'entretien, projetait sur les murs de briques rouges l'ombre des insectes attirés donnant à la scène une atmosphère lugubre. "Les Beatles sont en ville!", disait une vieille affiche poisseuse dont les restes pendaient en lambeaux déchiquetés par le vent des jours pluvieux. Se confondant avec l'arrière plan, les lettres des autres mots disparaissaient sous la saleté. Malgré son état, cette invitation était doyenne de la ruelle. Les meurtres, les accidents de voitures et le trafic de drogues n'étaient plus que le quotidien monotone; le regard du portrait des vedettes du groupe avait tout vu se dérouler sous leurs yeux. Personne ne se doute de ce que cette nuit infernale va enfanter dans la pénombre.
Sur l'asphalte humide, des ordures traînaient. Elles étaient tombées des nombreuses poubelles logeant une famille de rats malodorants et infectes. Ces derniers sont les descendants des rongeurs qui ont terrorisé l'humanité lorsqu'ils étaient propagateurs de la peste noire, une maladie sans pitié. Maintenant, ils sont devenus annonciateurs d'une autre menace encore plus dangereuse.
Un bruit vient troubler le calme nocturne, languissant et lourd comme un fagot de bois sur le dos d'une grand-mère. Au fond de la ruelle, une silhouette de forme humaine prend vie. Se faufilant d'un coin à l'autre, cachée par la noirceur, elle sortit du fond de la ruelle. Son ombre glissait parmi les obstacles jonchant sur le sol pour se retrouver sur le mur, immense et menaçante. Cet être s'avançait tel une trotteuse effectuant son tour de piste, laissant entrevoir nettement sa silhouette découpée par le réverbère. Grand et d'allure costaude avec ses verres fumés et son costume de cuir noir comprenant manteau, pantalon et bottes, il était indifférent à son entourage. En le voyant, on s'apercevait qu'il n'avait d'humain que l'apparence. Sur son visage mortellement blanc, dans ses yeux vides, aucune trace d'émotion ou d'affection quelconque trahissait cette «chose» dotée de détermination et immunisée contre les maladies de coeur. Machinalement, comme une horloge, ses bras se balançaient allègrement à ses côtés battant la mesure à chacun de ses pas.
Le voilà qui s'approche jusqu'à ce qu'on le perde de vue dans les ténèbres. On le reverra seulement à l'apocalypse. C'est à ce titre que les gens, la lune et même la vie sont cachés. Ils ont peur.
Eric Bélanger